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partage de la proie et du butin, après un nombre infini de crimes dont ils sont coupables, on ne leur demande ni larmes, ni restitution, ni pénitence; il suffit qu'ils fassent quelque légère aumône à l'Église. On compose avec eux de ce qu'ils ont pris à mille personnes, pour une petite partie qu'ils donnent à d'autres à qui ils ne doivent rien; et on leur fait accroire que la fondation d'un couvent ou la dorure d'une chapelle les dispense de toutes les obligations du christianisme et de toutes les vertus morales. » Nous verrons plus tard comment la même thèse, généralisée et vivifiée par le génie, est devenue un traité sublime et piquant de morale universelle.

Nous voyons par ces exemples, qu'on pourrait multiplier, que Balzac ne s'est pas borné à des sujets frivoles; qu'il a eu le goût et l'ambition des grandes pensées, et que, si son âme avait eu autant d'élévation que son esprit avait de ressources et son imagination d'éclat, il aurait gardé un rang élevé parmi les maîtres. C'est le cœur qui pèche dans Balzac, et cependant il en avait reconnu la puissance lorsqu'il disait en parlant de la vraie piété : « Mais parce que la qualité dont je parle serait comme morte et de nul usage si elle ne partait de la plus haute région de l'âme, où se forme le discours et l'intelligence, et qu'il faut qu'elle réside également en la seconde partie où naissent les affections et les désirs, il la sait faire descendre de la tête dans le cœur, afin que ce qui était lumière devienne feu, et qu'une connaissance si noble et si relevée, qui doit être fertile en grandes opérations et sortir au dehors par des effets admirables, ne finisse point en elle-même et ne s'arrête pas aux plaisirs oisifs de la simple méditation. » Dans ce passage, Balzac porte témoignage contre lui-même : ce qui était lumière dans son intelligence n'y est pas devenu feu, car rien chez lui n'est descendu de la tête au cœur et ne s'est échauffé à ce foyer où les grandes idées deviennent des sentiments en se pénétrant de cette chaleur vitale qui est un principe d'éternelle jeunesse pour les ouvrages de l'esprit. C'est pour cela qu'il n'a pas atteint la véritable éloquence

dont il donnait néanmoins une si juste idée par cette définition: «< Elle ne s'amuse point à cueillir des fleurs et à les lier ensemble; mais les fleurs naissent sous ses pas aussi bien que sous les pas des déesses. En visant ailleurs, en faisant autre chose, en passant pays, elle les produit. Sa mine est d'une amazone plutôt que d'une coquette. » Après tout, Balzac a rendu à la langue d'incontestables services. Avec lui, comme on l'a dit, la France a fait sa rhétorique, et elle l'a faite brillante et utile. Ce mot d'un contemporain : « Tous ceux qui ont bien écrit en prose depuis, et qui écriront bien à l'avenir en notre langue, lui en auront l'obligation, » demeure vrai. Il fallait ajouter qu'il nous apprend aussi le danger d'écrire toujours bien de la même manière. L'uniformité de ses procédés est le vice de sa méthode; il est toujours auteur, et ne donne jamais à son lecteur cette ravissante surprise, dont parle Pascal, que cause le naturel dans le style. La marche symétrique de sa phrase est toujours prévue, comme les figures de son langage, l'antithèse, la métaphore, l'hyperbole.

Balzac est le lien et comme le médiateur entre deux assemblées célèbres qui ont beaucoup influé sur la littérature au commencement du dix-septième siècle, l'hôtel Rambouillet et l'Académie française. A la vérité, il les a peu fréquentées; mais, en habile homme, il ne s'en tenait éloigné que pour y être plus respecté, en vertu du principe : major e longinquo reverentia. Du fond de son château, il était l'oracle du salon d'Arthénice et de la savante compagnie fondée par Richelieu pour régenter la république des lettres. Les épitres et les dissertations arrivaient du sanctuaire isolé et lointain pour entretenir la ferveur du cercle choisi de madame de Rambouillet, dans les habitués, comme autrefois les oiseaux de Psaphon, répétaient sur tous les tons le nom et les louanges du dieu. De rares visites réchauffaient à propos l'enthousiasme. Balzac était un grand maitre de tactique, en fait de renommée. L'Académie le dispensait de la résidence, obligatoire pour les autres membres mais son autorité, toujours présente. dirigeait les

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délibérations et réglait les jugements de ce sénat conservateur de plus, il prit ses précautions au delà de la mort en fondant le prix d'éloquence.

L'hôtel Rambouillet doit avoir le pas sur l'Académie. Ce fut la première institution littéraire régulièrement organisée et le berceau de la société polie. La marquise de Rambouillet ouvrit sa chambre bleue qui devint bientôt le rendez-vous préféré des beaux esprits et des femmes les plus distinguées, parce que les mœurs de la cour de Henri IV offensaient la pureté de son âme, et que le ton goguenard et fanfaron des familiers de ce lieu et du maître lui-même que Malherbe entreprit vainement de dégasconner, blessaient la délicatesse de son esprit. Ce cercle d'élite fut, dans l'origine, un centre d'opposition élégante et modérée destinée à combattre indirectement les barbarismes et les orgies de la cour par la pureté du langage et des mœurs. On briguait l'honneur d'y être admis, car l'admission était un double brevet de culture intellectuelle et de décence morale. Le sceptique Bayle, qui ne prodigue pas ses compliments, appelle l'hôtel de Rambouillet « un véritable palais d'honneur. >> Fléchier, de son côté, n'a pas épargné les antithèses pour louer ce salon « où se rendaient tant de personnes de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » Ce sont là des vérités d'oraison funèbre où les restrictions sont remplacées par des compléments: on peut accorder qu'il n'y ait pas eu de confusion, malgré le nombre; mais ni contrainte ni orgueil, ni affectation, c'est un peu trop dire, même dans un panégyrique. Il vaut mieux s'en tenir au jugement, de Saint-Simon qui constate, sans commentaire, l'importance de cette réunion : « C'était, dit-il, le rendez-vous de tout ce qui était le plus distingué en condition et en mérite, un tribunal avec lequel il fallait compter, et dont la décision avait un grand poids dans le monde sur la conduite et sur la réputation des personnes de la cour et du grand monde. »

Malgré ses excellentes intentions morales et littéraires, le cercle de la marquise de Rambouillet, de l'incomparable Arthénice, comme on disait alors, ne pouvait échapper à la destinée des réunions de choix, qui deviennent forcément des coteries et qui se font toujours des idées et un langage à part. Le besoin de se distinguer, qui est le principe de leur établissement et la condition de leur durée, produit fatalement l'orgueil et l'affectation elles ont des initiés pour qui les étrangers sont des profanes, et leur devise sera toujours :

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Nul n'aura de l'esprit que nous et nos amis.

Le nom de précieuses, si longtemps honorable pour celles qui le portaient, n'est-il pas un défi et une injure qui devait, avec le temps, amener une revanche, comme celui d'immortels que se laissèrent donner les académiciens. La raillerie s'attache bientôt à ces beaux noms, d'abord si doux à porter, auxquels l'admiration donne cours et qu'elle se flatte d'avoir consacrés. Combien de noms jetés par injure se sont changés en titres d'honneur, et combien de mots pompeux devenus épigrammatiques! on en ferait un piquant chapitre dans l'histoire des révolutions du langage. Le discrédit où sont tombées les précieuses ne doit pas faire oublier les services qu'elles ont rendus. L'hôtel Rambouillet continua le travail de Malherbe sur la langue française. Celui-ci avait donné à notre idiome la force et la noblesse; ses continuateurs l'assouplirent, l'affermirent, et ajoutèrent aux qualités qu'il possédait déjà la finesse et la délicatesse. Il faut encore rapporter à ce cercle ingénieux l'art et le goût de la conversation, d'où naquit l'urbanitė, dont le nom même manquait avant les précieuses qui le reçurent de Balzac. De leur propre fonds elles donnèrent cours à d'autres expressions heureuses qui ont enrichi le trésor de la langue. Elles ont dit les premières : «< cheveux d'un blond hardi, » parce que roux leur paraissait un mot brutal. Nous leur devons encore: « n'avoir que le masque de la vertu, » pour désigner l'hypocrisie. Elles ont « revêtu.

les pensées d'expressions nobles; » elles voulaient qu'on fût « sobre dans ses discours, » et il n'y a pas à les en blâmer. Elles ont fourni contre elles-mêmes une excellente épigramme en créant cette vive et piquante locution : « tenir bureau d'esprit; » mais on ne leur appliquera jamais le mot énergique « s'encanailler, » qu'elles ont frappé d'une empreinte durable, dans un transport de colère et de dédain. Elles ont donc fait autre chose que des périphrases prétentieuses et des métaphores recherchées : souvent elles ont bien rencontré. On ne saurait non plus nier sans injustice que la morale ne doive quelque chose à cette société d'élite qui rendit chastes, au moins en paroles, les auteurs qu'elle admettait dans son sein, et plus retenus ceux mêmes qu'elle n'avait pas enrôlés.

Si Balzac fut l'oracle de l'hôtel Rambouillet, Voiture en est le héros. C'est lui qui représente le mieux, soit par sa prose, soit par ses vers, les qualités et les défauts de cette société brillante et maniérée. Il a prodigieusement d'esprit, et il ne se contente pas d'en avoir, il en fait; il cherche les rapports les plus éloignés, et peu lui importe qu'ils soient disparates, pourvu qu'ils surprennent et que le rapprochement fasse jaillir une étincelle; il joue avec les idées et souvent avec les mots; il a des tours d'adresse et des tours de force pour exprimer ce qui ne peut se dire, et plus l'idée est scabreuse, plus le péril est grand, plus il montre de dextérité; il côtoie la licence et la bouffonnerie sans y tomber jamais; il badine ingénieusement; les témérités de son esprit ne lui servent qu'à en montrer la souplesse et l'agilité; il aime à inquiéter la pruderie, et il ne l'offense pas. C'est qu'au fond son esprit vaut mieux que l'emploi qu'il en fait ; il le gâte sciemment pour mieux divertir l'auditoire dont il aime la surprise et les applaudissements. Il ne s'abuse pas sur la valeur des traits qui lui attirent des suffrages. Homme du monde plutôt qu'écrivain, et voulant vivre parmi les grands sur le pied de l'égalité, il lui fallait compenser le tort de sa naissance en prenant ses avantages du côté de l'esprit. Courageux, familier, quelquefois hautain, toujours

Histoire littéraire.

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