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Division du moyen åge en deux périodes.

Chansons de gestes. Cycle carlovingien.—La chanson de Roland.-Analyse de ce poëme. - Ogier le danois.-Origine de ce nom.-Analyse du poëme d'Ogier. Etendue du cycle carlovingien.

Le moyen âge, dont nous allons esquisser l'histoire littéraire, se partage en deux périodes distinctes dont la première embrasse le 12° siècle entier et la plus grande partie du 13o, et dont la seconde, ouverte à la fin du 13° siècle, se prolonge jusqu'à la renaissance. Le règne de saint Louis termine la première, qui commence avec les croisades; le règne de Philippe le Bel inaugure la seconde. L'esprit qui domine ces deux périodes diffère tellement, que la dernière semble consacrée à l'affaiblissement et à la destruction même des principes dont le développement donne à la première sa physionomie morale et littéraire.

La ferveur religieuse et le courage guerrier qui provoquèrent la croisade et que la croisade exalta, furent aussi l'inspiration de la poésie populaire du 12° siècle. Plus tard l'amour se mêla à la piété et au courage, et du concours de ces trois éléments se forma ce genre particulier d'héroïsme inconnu des anciens qui est l'esprit chevaleresque. Parmi les compositions héroïques que nous a léguées cette époque, les unes, et ce sont les plus anciennes, ne respirent que la guerre et la religion, les autres, venues plus tard, sont une image complète de la chevalerie. Les premières ont reçu le nom de chansons de gestes, et les autres forment ce qu'on est convenu d'appeler le cycle de la Table ronde.

Les chansons de gestes, qu'on nomme ainsi parce que les poëmes consacrés à célébrer les exploits (gesta) guerriers, étaient chantés, comme autrefois les poésies d'Homère, par les trouvères qui avaient au moins ce point de ressemblance avec les rapsodes de l'antiquité, se partagent en

deux classes principales la première tire ses sujets de l'histoire nationale, la seconde s'empare des faits antiques que le moyen âge avait reçus des écrivains apocryphes et qu'il transformait à son image. La Table ronde est une légende bretonne dont nous aurons à raconter la noble origine et les brillantes destinées.

Ces trois matières distinctes avaient leur caractère propre et un but spécial. C'est le trouvère Jean Bodel d'Arras qui nous l'apprend au début de sa chanson des Saxons : les chansons de France se piquaient de vérité historique; celles qui reproduisaient les prouesses de l'antiquité avaient la morale pour but; celles de Bretagne étaient destinées à plaire. Cette classification, respectable par sa date et par son auteur, aura l'avantage de nous guider et de nous éclairer dans le labyrinthe où nous allons nous engager.

Les chansons de gestes, soit nationales, soit antiques, sont écrites en vers de dix ou de douze syllabes partagés en deux hémistiches, comme le pentamètre et l'hexamètre modernes, avec cette seule différence que la syllabe muette à la fin du premier hémistiche n'a pas besoin d'être élidée. La règle de l'élision est une conséquence de l'écriture qui rend visibles à l'œilles syllabes de ce genre que l'oreille ne perçoit pas. Cette contradiction à nos habitudes n'est pas un signe de barbarie; mais ce qui atteste la grossièreté de cette versification primitive, c'est que ces vers tombant l'un sur l'autre par lignes uniformes composent des strophes ou couplets monorimes d'une longueur indéterminée, et qui ne s'arrêtent que lorsque le trouvère, à bout de finales consonantes ou assonantes, juge à propos de continuer sa psalmodie sur une autre rime qui dure jusqu'à nouvel épuisement.

Il est possible que la mélopée adaptée à cette métrique, et les sons de la vielle ou du rebec qui servaient d'accompagnement, aient tiré de la voix du rapsode et de l'habileté de ses doigts un agrément capable de compenser, au profit d'oreilles peu délicates et très-indulgentes, la mo

notonie de la versification. Au reste, notre vers héroïque, même perfectionné, n'a jamais brillé par la variété. Ceux qui peuvent lire sans fatigue telle de nos épopées modernes, seraient mal venus à se moquer de la longanimité de nos bons aïeux qui trouvaient leur plaisir à entendre ces complaintes héroïques. Quant aux poëtes qui les ont composées, on peut dire à leur décharge qu'ils avaient au moins l'avantage de ne pas s'être tourmentés beaucoup, s'il leur arrivait de paraître insipides. Quoi qu'il en soit, il n'est pas permis de contester que la production musicale et presque scénique de ces légendes rimées ait été, au moyen âge, un spectacle populaire et une sorte d'enseignement historique.

Parmi ces importantes ébauches de poésie héroïque, œuvres du moyen âge, il faut donner la première place à la chanson de Roland; elle la mérite par sa vétusté et par l'importance du héros et de la perte triomphante, comme aurait dit Montaigne, qu'elle glorifie. Elle est un curieux exemple du travail de l'imagination populaire sur les faits réels nulle part cette puissance de transformation ne se montre avec plus d'ensemble et d'originalité. L'histoire, par la plume d'Eginhard, gendre de Charlemagne, enregistrait un désastre douloureux demeuré sans vengeance, et que la destruction complète d'un corps d'armée, surpris par les montagnards dans les gorges de Roncevaux, avait laissé sans témoins. Mais le neveu de Charlemagne, Roland, était au nombre des victimes, lui et tous les pairs: il fallait honorer sa chute, il fallait laver l'affront imprimé aux armes d'un roi toujours victorieux. La douleur et l'admiration vont opérer ce prodige, et voici la légende qui perpétuera le souvenir de ce sinistre événement, et qui fera d'un chant de mort un hymne de victoire.

Quelques mots suffiront à l'analyse du poëme : L'Espagne est conquise, Sarragosse seule est restée debout, défendue par le roi africain Marsile; mais ce prince propose de se soumettre. Blancardin se présente en son nom devant Charlemagne, qui envoie Ganelon traiter des conditions de la paix. Ganelon chargé contre son gré et à l'instigation de

Roland de cette mission périlleuse, déjà traitre par la pensée, s'engage à faire tomber dans une embuscade Ro land et l'élite de l'armée de Charlemagne qui formera l'arrière-garde au moment de la retraite. Le complot ainsi tramé s'exécute. Le gros de l'armée est déjà sur le revers des Pyrénées, lorsque l'arrière-garde, enfermée dans la vallée de Roncevaux, entend le bruit d'une armée formidable dont les nombreux bataillons vont l'atteindre. Le combat est désormais inévitable; toutefois si Roland faisait retentir les sons terribles de son olifant, Charlemagne averti rebrousserait chemin, et il arriverait à temps pour repousser les Sarrasins. Mais Roland rejette comme une faiblesse indigne le conseil que lui donne le brave Olivier; il se flatte de tenir tête à l'ennemi et de l'exterminer sans l'aide de l'empereur. Le combat s'engage qui pourrait décrire et nombrer les exploits de Roland, de l'archevêque Turpin, d'Olivier? Ici, tout est grandiose, et le champ de bataille et les héros. Cette phalange indomptable qui ne recule jamais jonche le sol de cadavres ; mais elle périra sous les coups d'ennemis sans cesse renaissants. C'est alors que Roland fait retentir son olifant, dont les sons. formidables sont répétés par l'écho des montagnes. Le combat continue plus acharné que jamais, pendant que l'armée de Charlemagne, enfin avertie, revient sur ses pas. Le secours approche, mais le péril redouble : le frère d'armes de Roland, Olivier vient de mourir : deux guerriers survivent seuls au carnage: l'archevêque Turpin et Roland. Leurs derniers exploits ont jeté l'épouvante au cœur des Sarrasins que le bruit formidable des clairons de Charlemagne achève de troubler. Ils prennent la fuite. L'archevêque est mortellement blessé ; Roland trouve encore assez de force pour aller chercher les corps de ses amis. morts, et les dépose aux pieds de Turpin, qui meurt en les bénissant. Roland seul n'a pas rendu le dernier soupir, mais son sang coule de ses veines rompues: il va mourir.

1. Cor d'ivoire. Ce mot vient du latin Elephas, éléphant.

Vainement il essaye de briser son épée. Il se couche enfin à terre le visage tourné du côté de l'Espagne, et à ce moment suprême les anges du Seigneur descendent pour recueillir l'âme du héros qu'ils emportent vers Dieu, lorsque Charlemagne paraît avec son armée. Ainsi, dès que l'œuvre de la trahison est consommée, le vengeur se montre. Roland n'est plus, mais il faut qu'il soit vengé; il le sera par la défaite et par la mort de Marsile, par la destruction d'une nouvelle et plus formidable armée d'infidèles; il le sera encore par le supplice de Ganelon, dont le nom demeurera à jamais flétri, comme symbole de trahison, et dont le châtiment glacera d'effroi le cœur des traîtres.

On le voit, le cœur et l'imagination d'un grand peuple ont travaillé de concert à cette œuvre nationale, qui explique, par la trahison, la mort d'un capitaine invincible, et la compense, en dépit de l'histoire, par une soudaine et glorieuse revanche. Aussi la chanson de Roland fut-elle au moyen âge un cri de guerre et un signal de victoire. Le grand nom de Roland fut dans toutes les bouches, et l'exemple de ses exploits, l'image de son indomptable courage, devinrent un perpétuel enseignement d'héroïsme. La version qui nous est parvenue, et qu'on peut sans témérité faire remonter jusqu'au 11° siècle, préparée sans doute par des chants antérieurs, nous offre l'ébauche régulière et déjà imposante d'un poëme véritablement épique par l'unité du plan, la vérité et la variété des caractères, par la grandeur des événements. Les beautés dont il étincelle nous frappent encore sous la rouille d'un langage inculte, sous la négligence d'une versification qui se contente pour tout élément musical du repos de l'hémistiche, du nombre régulier des syllabes et trop souvent d'une assonance imparfaite bien éloignée de la rime. Toutefois, l'expression simple et forte y traduit énergiquement de belles pensées et de nobles sentiments. La vétusté du langage nous interdit les longues citations: mais, parmi les passages saillants propres à donner une idée de cette rude poésie et à expliquer l'effet qu'elle produisait sur des âmes naïves et fortes,

Histoire littéraire.

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