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ni à Marc-Aurèle. L'Église a été plus équitable envers saint Louis, que l'histoire appelle tout simplement Louis IX. Pourquoi dit-on : le grand Condé, et ne diton pas le grand Bossuet?

Aussi, passez, passez, monarques débonnaires,
Doux pasteurs de l'humanité.

Hommes sages, passez comme des fronts vulgaires,
Sans reflets d'immortalité.

Passez, passez; pour vous point de haute statue :
Le peuple perdra votre nom;

Car il ne se souvient que de l'homme qui tue
Avec le sabre ou le canon.

Le peuple aime le bras qui, dans les champs humides,
Par milliers fait pourrir ses os;

Il aime qui iui fait bàtir des pyramides,
Porter des pierres sur le dos (1).

L'humanité ne ressemblerait-elle pas un peu à la Martine du Médecin malgré lui, et ne répondrait-elle pas aussi aux bonnes gens qui s'attendrissent sur son sort: De quoi vous mêlez-vous? Et s'il me plaît, à moi, d'être battue?

(1) Auguste Barbier.

V

L'HÉROÏSME COURT LES RUES. Y A-T-IL UN GÉNIE MILITAIRE?

Votre Majesté devient l'arbitre de l'Europe. »

(Lettre du cardinal de Fleury à Frédéric II, 1742.)

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On a dit, monsieur, que l'esprit court les rues. Ce qui court les rues, à mon sens, en quelque temps, en quelque pays que nous nous placions, c'est l'hé

roïsme.

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Que le courage soit une qualité naturelle; qu'il soit sculement, comme le veut Machiavel, le résultat de l'éducation et de l'exercice ce qui est incontestable, c'est son universalité. Il n'est peut-être pas d'idée qui, dans toutes les langues, ait à son service un aussi grand nombre de mots, et les poëtes épiques, les historiens, les conteurs populaires, n'ont que l'embarras du choix. La bravoure est la seule qualité humaine que l'on

puisse et que l'on ose afficher. On serait ridicule de dire: Je suis spirituel, je suis vertueux, je suis beau. On peut, au contraire, se décerner à soi-même un brevet d'héroïsme, et personne n'est choqué d'entendre Arnold s'écrier dans Guillaume Tell:

Amis, secondez ma vaillance!

Le courage est si bien un des caractères essentiels de notre espèce, qu'on l'a identifié avec les fonctions les plus importantes de l'organisme, avec le fluide le plus indispensable à l'existence, qu'on l'a localisé dans le viscère même de la vie. Rodrigue, as-tu du cœur? demande au Cid le vieux don Diègue. On dit d'un individu sans énergie qu'il n'a pas de sang dans les veines; on le considère comme dépourvu des attributs mêmes de la virilité; il n'est plus un homme, il devient eunuque. C'est précisément parce que la valeur est inhérente à notre nature, qu'elle semble exclure toute modestie en excluant tout mérite personnel. Il y a autant de honte à n'avoir pas de courage que d'humiliation à ne pouvoir se reproduire; les deux plus cruelles injures qu'on adresse à un homme, c'est de l'appeler lâche ou impuissant. Mais il y a juste autant de vertu à se montrer courageux qu'il y a de gloire à procréer un enfant.

La bravoure est une qualité purement matérielle; elle appartient à tous; le nombre des lâches est aussi limité que celui des impuissants; la timidité n'est souvent qu'un courage à l'état latent, et vous verrez plus d'une fois la brebis d'hier devenir le lion de demain.

Rien n'est tel qu'un poltron qui s'échauffe, dit le proverbe. Mais c'est en même temps une qualité d'ordre inférieur et exclusivement brutale.

Autant le système nerveux est au-dessus du système circulatoire; autant le cerveau est plus noble que le cœur, et le nerf plus relevé que le muscle; autant les avantages physiques sont au-dessous des mérites intellectuels. Tous les hommes ont à peu près la même quantité de sang; leurs différences de taille, de force, d'embonpoint, de courage, sont relativement insigniflantes. Ils ne se distinguent que par le nombre et la forme de leurs circonvolutions cérébrales, qui se révèlent au dehors sous les noms d'intelligence, d'esprit, d'âme, de génie, de talent. C'est parce que tous les hommes n'ont, en fin de compte, qu'une estime médiocre pour les supériorités matérielles, qu'ils ne se font aucun scrupule de les étaler, et qu'on peut, sans une vanité excessive, se vanter de porter cent kilos à bras tendu, ou de couper d'un seul coup de sabre la tête d'un ennemi.

A mesure que les nations avancent en âge, elles tiennent compte davantage des forces qui ne procèdent ni de la vigueur du poignet, ni de la solidité du jarret ; aussi les progrès de l'art militaire touchent-ils de trèsprès aux progrès intellectuels et moraux. La civilisation ne se bat pas comme la barbarie, et l'on voit l'importance de l'individu diminuer en proportion de celle que prennent les engins de guerre. A l'origine et dans l'enfance de l'art, il n'y a que des combats corps à corps; la gloire s'éparpille entre les soldats; ce ne

sont pas des batailles, ce sont des séries de duels. Plus tard, une bataille n'est plus, au contraire, qu'une partie d'échecs entre deux chefs, et les soldats deviennent des instruments passifs. Les guerriers des premiers âges s'appellent des héros : c'est Ajax, c'est Diomède, c'est Hercule, c'est Thésée, c'est Patrocle, c'est Achille, c'est Horace, c'est Manlius Torquatus, c'est le roi Arthur, c'est Roland, c'est Renaud, c'est Tancrède, c'est Godefroy, c'est du Guesclin, c'est Bayard. Il faut arriver à l'âge viril des peuples pour trouver les grands capitaines: Alexandre, Annibal, Scipion, César, GustaveAdolphe, Frédéric, Napoléon. Pyrrhus et Charles XII sont des anachronismes : le roi d'Épire, un héros d'Homère attardé parmi les successeurs d'Alexandre; le roi de Suède, un Coeur-de-lion égaré dans le xvIII° siècle.

Qu'il s'agisse des héros ou des grands capitaines, il faut bien reconnaître que, de toutes les supériorités, la supériorité militaire est la moins rare, et qu'elle est souvent plus factice que réelle, et l'œuvre des circonstances plutôt que de la nature. La statistique a une force d'argumentation irrésistible, les chiffres ont une éloquence incontestable. Eh bien! dressez l'inventaire des gloires d'une nation quelconque, comptez ses grands hommes dans toutes les carrières, et vous trouverez vingt illustres guerriers pour un seul homme d'État, pour un seul orateur, pour un seul poëte, pour un seul peintre, pour un seul philosophe, pour un seul sculpteur, pour un seul administrateur. La Grèce, la moins exclusivement militaire de toutes les nations, nous offre vingt Thémistocle pour un Phidias. Dans le

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