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vers le centre de cette Asie qui nous avait paru si riante sur les bords du Bosphore, et qui nous réservait tant de difficultés, de privations et de fatigues.

Sortis de l'espèce de ravin pierreux dans lequel nous étions engagés depuis notre départ, nous débouchâmes dans un pays ouvert, planté de genêts et de bruyères. Sans la pluie, qui ne discontinuait pas, cette première journée n'eût pas été sans agrément; le pays était pittoresque. Nous quittâmes bientôt les bruyères pour suivre un étroit sentier serpentant à mi-côte d'une montagne couverte de grands arbres qui avaient encore beaucoup de feuilles; à notre droite, au fond d'un ravin, coulait une petite rivière qui se heurtait à toutes les roches, et dont le bruit se mêlait au pas sonore de nos montures. Partout autour de nous s'élevaient sur nos têtes de grands rochers à pic, d'un aspect sévère, entourés de sapins.

La température était douce, mais nous nous dirigions vers des pics élevés, couronnés de neige, qui nous présageaient un brusque changement. Nous étions loin cependant de nous douter de tout ce que nous devions y rencontrer de souffrances et de fatigues.

Après avoir traversé quelques hameaux de pauvre apparence, nous arrivâmes, vers la fin du jour, à Djevizelik; c'est un village placé sur le bord de la petite rivière que nous avions côtoyée, et que nous passâmes là sur un pont d'une seule arche fort élevée, et dont la chaussée présentait deux pentes fort roides. Les haltes de caravane sont fixées d'avance, et celle-ci était la première. Les muletiers, habitués à s'arrêter là où leurs bêtes doivent avoir rempli leur tâche et où ils trouvent leur pitance, ne s'étaient nullement inquiétés

de la manière dont nous y serions logés. La plupart de nos chambres étaient tout bonnement des écuries; une grange nous servit de salle à manger, une planche posée sur deux cantines fut notre table. On y servit le souper qui se composait de mouton rôti, de quelques poules bouillies accompagnées de riz ou pilau; c'était l'ordinaire auquel nous allions. être presque invariablement soumis. Des tonneaux et des paniers que nous trouvâmes nous servirent de siéges, et nous mangeâmes d'aussi bon appétit que nous eussions pu faire à la table la plus confortablement servie.

Quand nous allâmes nous coucher, nous nous aperçûmes que les fenêtres étaient sans carreaux et que les portes ne fermaient pas. La pluie, qui tombait toujours, paraissait vouloir persévérer toute la nuit; pourtant, d'après le peu de connaissance que nous avions acquise de l'Orient depuis notre arrivée au Bosphore, nous souhaitâmes de ne jamais trouver plus mauvais gîte. Cependant il faut dire que, pour le premier jour, c'était une rude épreuve; il fallait néanmoins en prendre son parti, c'est ce que nous fìmes assez gaiement.

Le lendemain, au point du jour, nous fùmes éveillés par les muletiers qui déjà chargeaient les bagages sur le dos de leurs mules, et qui venaient réclamer à chacun de nous la portion dont il avait eu besoin pour la nuit. Après avoir laissé à la caravane, qui marchait lentement, le temps de gagner du terrain, nous nous mêmes en route. Les sites devenaient de plus en plus pittoresques; le chemin était dominé par des pics très-élevés. Nous traversions des bois encore verts; les arbres y étaient grands et beaux ; des torrents en cascades animaient le paysage. Nous rencontrions fréquemment des rochers creusés de cavernes servant d'abris aux

troupeaux de chèvres qui broutaient suspendues aux flancs de la montagne. Nous rencontrâmes quelques voyageurs et des caravanes qui venaient d'Erzeroum.

La pluie de la nuit, les difficultés naturelles du sentier que nous suivions et dans lequel un cheval seul pouvait passer, rendaient la marche très-pénible. Un mulet y trébucha; en se relevant il précipita toute sa charge dans le ravin. A notre grand regret nous vîmes que c'étaient deux caisses contenant du vin et des liqueurs; elles roulèrent en cahotant, et nous eûmes la douleur de ne les voir s'arrêter qu'au fond de l'abîme, après avoir avoir été défoncées et avoir laissé sur leur passage de nombreux débris de leur précieux contenu.

Nous avancions en montant toujours; au fur et à mesure que nous nous élevions, la pluie devenait plus froide, blanchissait et se solidifiait; bientôt ce ne fut plus que de la neige.

Nous couchâmes à Yerkeuprù, misérable hameau de quelques maisons, dont la moitié sont des écuries destinées aux muletiers. Nous nous y logeâmes comme nous pûmes; pour ma part, je m'accommodai d'une pauvre chaumière que son propriétaire voulait me vendre; il l'évaluait lui-même à 12 francs. Je laisse à penser ce qu'elle était; on aura, par là, une idée des gîtes que nous trouvions. Auprès du village est une source d'eaux ferrugineuses élevées à la température de 13 à 14° centigrades. Au premier aspect nous crûmes que l'intensité du froid qui se faisait déjà sentir les avait gelées à leur sortie; mais le docteur Lachèze nous expliqua que ce que nous prenions pour de la glace était le résultat d'un phénomène qui tenait à la nature de ces eaux. Composées de parties calcaires, d'oxyde de fer et d'acide carbonique, il y

avait, à l'orifice des sources, une déperdition de ce gaz, et, par suite, une précipitation de la matière calcaire. Les dépôts de chaux se sont amoncelés constamment au point de former aujourd'hui un mamelon qui a six mètres d'élévation au-dessus du sol. Après que les eaux se sont dégagées de leurs parties calcaires, elles deviennent limpides en restant ferrugineuses, bien qu'elles aient perdu une portion de l'oxyde de fer qu'elles contiennent et dont on voit les traces roussâtres sur les dépôts solides qu'elles forment. Elles ont d'ailleurs toutes les propriétés des eaux ferrugineuses les plus estimées en Europe, et il est très-fâcheux que les habitants n'en connaissent pas l'usage, car elles seraient à la fois pour eux d'une grande efficacité contre leur tempérament lymphatique, et une cause de richesse pour le pays.

A la première lueur du jour naissant nous sortimes de Yerkeuprù. Il fallut gravir, à pied et avec les plus grandes peines, un sentier dont le verglas rendait la pente encore plus difficile. Les premières heures de notre marche nous offrirent des sites remarquablement beaux; nous traversions une forêt séculaire de mélèzes, de sapins mêlés à des érables; la neige pendait à leurs branchages, avec des lianes et des franges vertes d'une espèce de mousse légère et longue ; des rochers d'un noir roux ajoutaient leur sévérité à celle de la verdure foncée des arbres. La forêt s'étendait le long d'un ravin profond qui ouvrait une route rapide aux eaux d'un torrent bruyant. De temps en temps un pont élevé traversait le ravin dont nous suivions alternativement les deux pentes.

Depuis quelques heures nous montions sans cesse, quand nous débouchàmes, de la lisière du bois, dans une région où la nature changeait tout à coup d'aspect. Dépourvue de

végétation, elle était, de toutes parts, couverte d'une neige épaisse; un silence profond attestait l'absence de tout être vivant; tout était muet autour de nous, jusqu'au cours d'un petit ruisseau que la glace avait arrêté. Le froid était excessif, le thermomètre marquait 15°; nous étions sur le mont Zingana, l'un des pics les plus élevés de la chaîne de montagnes que nous avions à traverser. Le vent soufflait avec furie et soulevait des tourbillons blanchâtres qui arrivaient sur nous glacés. Au milieu de cette neige de cinq à six pieds de profondeur aucun chemin n'était tracé; des ours seuls et des loups que nous aperçûmes au loin y avaient empreint leurs pas. La caravane, en s'y enfonçant, y forma, au bord du précipice, un sentier mouvant qui se dérobait souvent sous les pieds des chevaux obligés de marcher l'un derrière l'autre; elle formait ainsi un long ruban noir qui serpentait sur ces crêtes éblouissantes sous les rayons du soleil. A chaque instant des mulets roulaient avec leurs fardeaux dans le ravin que nous n'avions cessé d'avoir à notre gauche; les muletiers étaient obligés de s'y laisser rouler à leur suite pour remonter avec les plus grandes difficultés leurs animaux ainsi que leurs charges. Ils rechargeaient pour recommencer vingt pas plus loin. Ces accidents répétés nous firent perdre un mulet qui fut écrasé sous le poids d'un énorme ballot qui l'avait entraîné.

A peu près vers le milieu de ce désert de neige nous rencontrâmes, postés dans une masure, quelques soldats turcs qui se présentèrent comme préposés à la sûreté des voyageurs dans ce passage, et demandèrent un bakchich ou cadeau.

Après bien des peines et des accidents, nous atteignîmes

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