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cependant assez heureux pour arriver en bas, mais meurtri, coupé par les angles aigus des pierres, tout déchiré et saignant. L'amour du devoir est un beau sentiment; l'étude de l'antiquité est un noble mobile assurément, mais à quoi n'exposent-ils pas quelquefois ceux qui en sont pénétrés et y obéissent ?

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Ma tentative et l'escalade que j'avais faite ayant été infructueuses, je cherchai dans la campagne quelques débris à étudier, en attendant le retour de M. Coste. Je recueillis ainsi les dessins et les inscriptions de plusieurs pierres sculptées, la plupart .provenant de tombes très-anciennes. Ces fragments funéraires portaient des inscriptions couffiques dont les caractères en relief étaient d'une grande pureté et très-ornés.

Je visitai aussi plusieurs ravins ou cavernes du mont BiSutoun, dans lesquelles je me plaisais à admirer l'âpreté des formes et la couleur sombre des rochers qui sont d'une espèce de basalte dont les larges bancs superposés se prolongent sur les flancs de la montagne. Dans ces courses faites à l'aventure, je rencontrais des bêtes fauves et des aigles qui

s'enlevaient tranquillement à quelques pas de moi. C'étaient les seuls êtres qui vécussent dans ces tristes solitudes.

Un jour, près de mon camp, je fus accosté par deux Kurdes qui, après avoir échangé avec moi quelques paroles, me firent de pressantes sollicitations pour aller les visiter sous leur tente et y voir un enfant malade. Je ne pus leur faire comprendre que je n'étais nullement médecin; car pour les Orientaux, tout Frengui est hekim, et, malgré toutes les peines que je pris pour leur persuader que je n'avais pas la science qu'ils me supposaient, je fus obligé de les suivre. Je me tirai d'embarras en leur donnant quelques gouttes d'un collyre que j'avais reçu du docteur Lachèze, et un peu de sucre en poudre; ils avaient une très-grande foi dans l'efficacité de ce dernier remède qu'ils appliquaient sur les yeux par insufflation.

La bonne volonté dont j'avais fait preuve auprès de ces Kurdes me valut, de leur part, une reconnaissance dont le résultat fut de me faire voir un des points curieux de cette localité. Ils m'offrirent de me conduire à ce qu'ils appelaient le Takht-i-Chirin ou Trône de Chirin. Je ne demandais pas mieux, et, bien que la distance fût assez longue et difficile à parcourir, je me préparai à les suivre. Nous montâmes à cheval, et, suivant quelques instants la berge du Gamasiah, en descendant cette rivière, mes guides s'arrêtèrent devant une plage sablonneuse où était un gué. Nous lançâmes nos chevaux dans l'eau; elle était profonde, même en cet endroit choisi, et nous n'étions pas au milieu de la rivière que le poitrail de nos montures était submergé. Nous allions atteindre l'autre bord, quand les deux Kurdes me firent remarquer, entre deux eaux, des restes de maçon

neries. Je les examinai avec soin, je cherchai à découvrir dans le lit du Gamasiah tout ce que ses eaux pouvaient en dérober aux yeux, et j'acquis la certitude qu'en cet endroit avait été jadis un pont dont le courant n'avait pas entièrement emporté les piles. Les décombres de ce pont, tombés dans la rivière, en ont comblé le fond et forment au-' jourd'hui encore le gué au moyen duquel les nomades campés sur les bords du Gamasiah se rendent d'une rive à l'autre.

Arrivés sur le bord opposé, qui était beaucoup plus bas que celui que nous quittions, nous nous trouvâmes au milieu de hautes herbes croissant dans les marécages qui occupaient presque toute la superficie de la vallée. Mes guides cherchèrent le chemin à travers cette végétation aquatique, et, l'ayant trouvé, me firent signe de les joindre. Après quelques pas faits dans les joncs, j'aperçus comme une espèce de chaussée en pierres qui s'élevait au-dessus des marais. Très-solidement maçonnée, mais effondrée én quelques endroits, cette voie me parut fort ancienne, et présenter des analogies de construction avec les restes d'édifices que j'avais vus au pied du mont Bi-Sutoun. Cette voie conduit du pont, dont les vestiges sont au fond du Gamasiah, au lieu qui porte le nom célèbre de Takht-i-Chirin. Il est donc très-plausible d'en conclure qu'elle doit très-certainement avoir la même origine que les monuments dont les ruines éparses ont rendu célèbre le site de Bi-Sutoun. Le peu de solidité du sol sur lequel cette chaussée avait été étáblie et les efforts des eaux stagnantes ont contribué à sa destruction. Aussi eûmes-nous les plus grandes peines à la suivre, et souvent pour la retrouver fûmes-nous obligés

de cheminer dans l'eau. Nous mimes une heure et demie à faire le trajet au bout duquel nous arrivâmes à une sorte de plate-forme en grosses pierres, sur laquelle se voyaient épars des débris de construction. Parmi eux étaient quelques fragments de colonnes du même genre que ceux de Bi-Sutoun; c'était le Takht-i-Chirin dont m'avaient parlé mes guides, et ils me le montraient comme une antiquité. Ils avaient raison; il y avait eu là, à n'en pas douter, une construction, un édifice quelconque : l'aspect des restes qui le rappelaient, aussi bien que le nom que les traditions y rattachent, le faisait remonter à l'époque sassanide.

Cette ruine, comme celles que j'ai dit être au pied du mont Bi-Sutoun, perpétue le souvenir de la princesse Chirin. Le nom de cette beauté célèbre est répété partout dans ce pays. Chaque paysan kurde s'en souvient et le redit au milieu des ruines qui l'entourent. Ne faut-il pas en induire que là, en effet, fut jadis une grande ville; et si l'on se rappelle que les rois Sassanides avaient le siége de leur empire à Ctésiphon, sur les bords du Tigre, dans une région où la chaleur est insupportable, on ne sera pas étonné que, de ce côté des monts Zagros, dans une contrée moins chaude, au pied du mont Bi-Sutoun, Khosrô ait fondé une ville, ou tout au moins élevé un palais pour y abriter ses amours et sa belle maîtresse.

Je crois être le premier qui émette cette opinion sur une localité où ceux qui m'ont précédé n'ont fait que remarquer isolément les sculptures qui s'y trouvent. Les observations du voyageur ne doivent point stérilement se borner à constater ce qui reste de l'antiquité. Sans s'aventurer dans des hypothèses gratuites, il peut, il doit même, dans une certaine

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