Page images
PDF
EPUB

très-ridicule. Je ne savais pas un mot de grec, et deux ou trois mots turcs seulement m'étaient restés dans la mémoire; il me fallait bien avoir recours à la langue universelle, celle des signes et des gestes. Ce fut ainsi que je leur fis comprendre ce que je désirais d'elles. Elles étaient d'ailleurs parfaitement instruites de mes intentions, et je m'aperçus que M. Masson leur avait fait la leçon. Quand il s'agit de commencer, ce furent des rires sans fin auxquels elles s'excitaient mutuellement; tout mon attirail de petits pinceaux, de couleurs, de crayons, la gomme élastique surtout qui faisait disparaître les traits arrêtés sur le papier, tout cela paraissait à ces dames fort original. Et puis, voyez donc, un homme qui vient de si loin, qui a quitté son pays, sa famille, pour faire des portraits dans des pays dont il ne connaît pas même la langue, et dont toutes les habitudes sont en continuelle contradiction avec les siennes, quelle bizarrerie! elles n'y comprenaient rien. Je lisais leur stupéfaction dans leurs grands yeux étonnés où, malgré l'apathie asiatique, brillait une curiosité que la moindre chose excitait.

Pourtant, après avoir donné à leurs rires le temps de passer, et à leur physionomie celui de reprendre leur calme habituel, je commençai. Je dois dire que je les trouvai résignées et dociles; résignées, elles l'étaient par nonchalance, il leur allait parfaitement de ne pas remuer; dociles, elles l'étaient par suite du désir qu'elles avaient de satisfaire leur curiosité, et de voir ce que je pourrais faire d'après elles. Pendant que je travaillais elles causèrent presque sans discontinuer ; d'après la direction de leurs regards, je supposai que ce devait être de moi, et sans doute de l'étrangeté de ce qui leur paraissait si éloigné de tout ce qu'elles voyaient ha

bituellement. Dans un pays où l'on pousse l'indifférence jusqu'à l'affectation, comment ne pas être étonné de voir un homme passer son temps à reproduire les traits d'un visage, les plis et les dessins d'une étoffe?

Quoi qu'il en soit, ces dames posèrent avec une extrême complaisance, et tous mes regrets étaient de ne pouvoir leur témoigner ma gratitude moi-même, dans leur langue, sans le secours d'un truchement. Ne sachant comment les remercier, ainsi que M. Masson, de leurs bontés, je fis pour mon hôte un portrait de son fils, joli petit garçon qui avait accompagné sa mère.

Je fis à Trébizonde une assez singulière rencontre, et ce fut dans la maison même de mon hôte. Il avait pour cavass un jeune Turc de grande et belle mine. Un jour que j'examinais son élégant costume, en remarquant son air martial, je m'aperçus qu'il avait deux doigts de moins; je lui demandai comment il les avait perdus et s'il avait servi : « A Alger, me répondit«< il, à l'attaque du fort l'Empereur, en 1830, quand les

Français sont venus; nous nous sommes bien battus, mais << Dieu était avec eux ! » Ce brave soldat avait la conscience d'avoir bien fait son devoir, et il se résignait à la volonté de la Providence. Cette philosophie, qui commence avec l'impuissance, a réellement quelque chose de vrai et de noble; elle peut être quelquefois la cause de grandes faiblesses et cacher une pusillanime insouciance, mais il est incontestable que souvent elle est pour les Turcs une ressource contre le désespoir ou la haine. Ainsi, celui-ci, qui avait laissé deux doigts sur un champ de bataille conquis par les soldats de la France, était entré au service d'un Français. Il me parlait de ses revers et de ses blessures sans rancune, et eût mis

autant de dévouement à défendre M. Masson, qu'il en avait mis à se battre sur la brèche du fort l'Empereur, pour le dey d'Alger.

Pendant son séjour à Trébizonde, l'ambassadeur trouva l'occasion d'user de la prérogative attachée à son caractère et à son pavillon. Un Turc, qui s'était rendu coupable d'homicide, avait cherché un refuge dans la maison habitée par M. de Sercey. La loi le menaçait d'un châtiment terrible, bien qu'il n'eût causé qu'une blessure peu grave; il était exposé à subir l'amputation des deux mains. Pour se soustraire à ce supplice, bien lui prit de s'échapper et de gagner le seuil hospitalier de l'ambassadeur. En Orient, les maisons qu'abrite un pavillon étranger sont inviolables et réputées lieux d'asile. Le pacha, ayant su que le coupable s'était mis sous la protection du toit français, le respecta donc, et fit demander à M. de Sercey s'il prétendait exercer, à l'égard du criminel fugitif, le droit que lui conférait la coutume du pays. La réponse ne pouvait être qu'affirmative; le pacha fit grâce.

Cependant le temps s'était écoulé; notre caravane était prête. Nous avions quitté la France trop tard pour le long et pénible voyage que nous avions à faire à travers un pays montagneux qu'un hiver précoce couvrait de neige. A Constantinople on nous avait fait entrevoir l'impossibilité de franchir les sommets de la haute Arménie. Il ne fallait donc plus tarder; nous devions nous hâter et partir.

Le 15 décembre, après avoir entendu en plein air, dans la cour de la maison de l'ambassadeur, la première messe que nous dit M. l'abbé Scafi, et après avoir fait une quête pour les catholiques malheureux de la ville, nous montâmes à cheval. Nous étions accompagnés des consuls de France,

d'Autriche et d'Angleterre, ainsi que des officiers du Véloce et de quelques-uns des principaux habitants de la ville, qui voulurent, malgré une pluie battante, nous serrer la main le plus tard possible.

CHAPITRE III.

Départ de Trébizonde.
Mont-Zingana.

[merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][ocr errors]

Gumuch-Khânèh. - Différend avec le Mutselim. - Baïbout. - Massat.· Khoch-ab-Poûnâr.

Colonel envoyé par Hafiz-Pacha.

d'un affluent de l'Euphrate. — Poutchiki. — Entrée à Erzeroum.

Passage

En sortant de Trébizonde, nous gravîmes un sentier pénible, coupé de roches glissantes sur lesquelles s'abattirent plusieurs chevaux, pauvres rosses habituées à porter des fardeaux, et qui ne se seraient jamais cru appelées à l'honneur de servir de montures à un ambassadeur et à des juges du turf de Chantilly. Le temps que nous mîmes à arriver au sommet de ce défilé rapide, nous permit de regarder plusieurs fois derrière nous. Nous dîmes un dernier adieu à cette mer qui nous avait tant maltraités, mais que nous regrettions de quitter, en pensant que bien des mois se passeraient avant que nous pussions la traverser de nouveau; nous saluions encore le Véloce dont les mâts noirs se distinguaient à peine dans la brume. Après nous avoir jetés là, sur la plage asiatique, il allait retourner vers la France porter de nos nouvelles à nos amis. Le distinguer comme un point à l'horizon, c'était encore voir un petit coin de la patrie; mais peu à peu sa mâture diminua, la flamme de son grand mât disparut, et nous nous trouvâmes seuls sur cette route qui devait être si longue jusqu'à Ispahan. Nous étions lancés ; nous marchions

« PreviousContinue »