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plus qu'ajouter à ce déluge d'outrages, ils mettent la statue en pièces, à coups de pierres et de bâtons. Cet Omar factice est creux; il recèle dans ses flancs une quantité de sucreries et de petits bonbons de toute espèce, qui s'en échappent. Alors la populace se précipite avec empressement, pour recueillir, souvent en se les arrachant, ces lambeaux de la dépouille du Khalife.

Il est hors de doute que ces Tazièhs doivent contribuer puissamment à entretenir le peuple dans son zèle religieux; pourtant des Persans m'ont assuré que beaucoup de Mollahs étaient contraires à cet usage, alléguant que faire ainsi monter leurs Imâms sur des scènes théâtrales, c'est profaner leur sainteté.-Peut-être les Mollahs, sous cette susceptibilité spécieuse, cachent-ils la jalousie qu'ils éprouvent de voir que ces tragédies font plus d'impression que leurs plus beaux sermons. Il est certain que des faits représentés avec cette action énergique, et surtout avec l'exaltation toujours croissante des acteurs, sont plus propres à frapper l'esprit de la multitude que les discours les plus habilement préparés.

Parmi les Persans que j'eus l'occasion de connaître à Téhéran, Mirza Salèh est un des plus intéressants. Il était alors secrétaire et Vekil du ministre de la guerre qui avait accompagné le Châh à Ispahan. Mirza Salèh était allé en France, et il se souvenait encore de notre langue. Je lui dus quelques renseignements instructifs sur l'état de la Perse et sur les circonstances qui avaient déterminé le roi à faire le voyage d'Ispahan. Il me dit que les Mollahs étaient tout puissants; que, le premier ministre Hadji-Mirza-Hagassi étant lui-même un prêtre, tous les autres en avaient acquis un

pouvoir sans exemple avant le règne de Mehemet-Châh. Depuis la régénération de la Perse par le schisme des Sophis, le clergé s'était nécessairement créé une influence très-prépondérante. Il s'était acquis ainsi de grandes richesses. Chaque mosquée avait des revenus considérables, et les Mollahs, qui en disposaient, avaient entre les mains des moyens d'action puissants. Tous les souverains avaient plus ou moins toléré cet état de choses, et quelquefois ils avaient, à leur profit, tiré parti de l'influence des prêtres. Nadir-Châh arriva; d'abord défenseur de son roi, et surtout de l'indépendance de son pays, puis conquérant et usurpateur, ce despote eut de grands besoins d'argent. Ses troupes, nombreuses et exigeantes, voulaient de l'or: il leur en donna; mais ce fut aux dépens du clergé qu'il dépouilla et appauvrit, en ruinant du même coup son crédit et son pouvoir. Depuis cette époque, les Mollahs avaient cherché à reconquérir leur puissance, et leurs efforts avaient toujours tendu vers ce but. Il semblait qu'ils considérassent le nouveau règne comme l'ère du rétablissement de leur autorité. A vrai dire, ils ne trouvaient que trop d'encouragement dans la faiblesse du gouvernement de Mehemet-Châh et le laisser-faire de son premier ministre.

Le clergé avait débuté, sur plusieurs points de la Perse, par des exactions sans nombre; restées impunies, le cercle s'en était étendu peu à peu; l'arrogance du langage avait accompagné l'effronterie des actes; et aujourd'hui, levant complétement le masque, il s'arrogeait en toutes choses un arbitraire scandaleux. Mais c'était surtout à Ispahan que cette usurpation, quoique récente, avait pris une extension redoutable même pour l'autorité royale. Le chef de la religion, qui porte le titre de Cheik-el-Islam et de grand

Cheik-el-Islam et de grand Mouchtaïd avait acquis une influence qui, depuis longtemps, portait ombrage au Châh, et commençait à devenir gênante pour le premier ministre lui-même. Les richesses du Mouchtaïd étaient immenses, elles dépassaient, disait-on, celles du souverain. Ce prêtre avait à sa solde des partisans dont le nombre pouvait monter à trente mille, et qui se recrutaient parmi les vauriens, ou les Loutis (24) de la Perse. La ville d'Ispahan était en quelque sorte sous la domination exclusive du Cheik-el-Islam et de ses bandes, qui y commettaient des brigandages et des crimes de toute espèce. C'était pour remédier à cet état de choses que le Châh était parti avec un corps d'armée.

Après un séjour de vingt-deux jours à Téhérân, après que toutes les politesses officielles eurent été échangées entre l'ambassadeur et les personnages qui résidaient dans cette ville, nous nous mîmes en route pour Ispahan, le 23 mars.

CHAPITRE XVI.

Savah.

Khoùm.

- Tombeau de Fatmé.

Mausolée de

Départ de Téhérân.
Fet-Ali-Chah. Passingân. Combat. Arrivée à Kachân.

Par suite d'un des mille petits accidents qui surviennent aux voyageurs, je n'avais pu partir avec l'ambassadeur; mon saïs m'avait brisé ma selle. Il était Arménien, bon diable, mais fort bête; son précédent métier avait été celui de marchand de vin. Il était employé dans une maison arménienne où se réunissent les débauchés de la ville, en trompant la vigilance de la police, ou même en compagnie de ses agents, ce qui arrive le plus souvent. Les Musulmans se livrent, dans ces maisons chrétiennes, à des orgies nocturnes où le Koran est complétement mis sous les pieds. Quelquefois le chef de la religion porte plainte contre ces cabarets clandestins. Alors la police y fait une descente; elle brise toutes les jarres qui contiennent le vin, et rançonne cruellement les malheureux chrétiens qui n'ont d'autre tort que de spéculer sur l'ivrognerie des Musulmans.

Mon saïs était donc garçon marchand de vin avant d'entrer

à mon service. Il n'y a pas de pays où l'on change plus facilement de profession qu'en Perse. Catchatour ( c'était son nom) ne savait guère son nouveau métier; il avait surtout peu de connaissance de nos usages frenguis. Cependant, avec de la bonne volonté et du zèle, il était arrivé à faire un palefrenier passable; mais je n'avais pu lui donner de l'intelligence. Un jour donc, c'était la veille de notre départ, traversant le bazar avec mon cheval qu'il ramenait, il se trouve en face d'une file de chameaux chargés; au lieu de reculer jusqu'à un endroit où il pût ranger mon cheval, il le fait passer sous la charge d'un de ces animaux; ma selle fut mise en morceaux. C'est ce petit accident qui me força à rester en arrière et ne me permit de partir que longtemps après toute l'ambassade.

Il était presque nuit quand je sortis de Téhéran, accompa gné de mon malencontreux saïs. Nous prîmes la route ordinaire d'Ispahan. Après avoir marché jusqu'à dix heures du soir, non-seulement sans avoir rencontré personne de la suite de l'ambassadeur, mais sans avoir pu recueillir même aucun renseignement à son sujet, nous arrivâmes dans un caravansérail solitaire à huit farsaks de la ville; là je ne trouvai rien à manger, rien à donner à nos montures. La nuit était froide; nous la passâmes, mon saïs et moi, auprès d'un petit feu qu'il avait allumé avec du fumier sec et un peu de paille. Je faisais d'assez tristes réflexions sur la suite d'un voyage qui commençait si mal, car je ne pouvais prévoir où je rencontrerais l'ambassadeur et si je pourrais le rejoindre.

*

Le jour fut long à paraître, mais je le fus moins à monter à cheval. Dès que l'aube du matin blanchit le ciel à l'orient, je quittai sans regret les voûtes sombres et tristes du cara

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