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notre envie de témoigner notre satisfaction, et de répondre, de la manière la plus aimable, aux attentions dont nous étions l'objet, nous ne pûmes dissimuler le peu de plaisir que nous faisait cette musique barbare; nous ne pouvions trouver mélodieux les sons discordants qui se couraient après, d'une façon sauvage, sous les doigts des exécutants, lesquels paraissaient d'ailleurs assez déliés et exercés dans leur métier. Quand l'ambassadeur crut que ses oreilles et les nôtres avaient assez donné de marques de patience pour ne pas paraître incivils à ces honorables dilettanti, il profita d'un repos et leur donna le pichkech obligé en les congédiant.

La distance qui nous séparait de Téhérân était très-courte. Nous ne montâmes à cheval qu'à onze heures, afin de donner le temps aux personnages qui devaient se porter audevant de l'ambassadeur de faire leurs préparatifs. Nous quittâmes le village de Kent, avec l'espoir de trouver, dans la capitale et auprès des personnages chargés par le Châh de recevoir l'Elchi français, un accueil plus affable que celui qui nous avait été fait à la porte de Téhérân.

Nous ne tardâmes pas à rencontrer, venant au-devant de nous, un grand nombre de cavaliers au milieu desquels se faisaient remarquer les principaux officiers du Beglier-bey et du Serdar. A mi-chemin, une tente magnifique en drap rouge, brodée de diverses couleurs, avait été dressée pour У offrir une collation à l'ambassadeur. Mais comme le gouverneur ne s'y trouvait pas, pour lui en faire les honneurs, l'ambassadeur ne voulut pas s'y arrêter. Un cheval blanc, tout harnaché, attendait l'Elchi, pour son entrée en ville. Son premier mouvement fut, par le même motif, de refuser de le monter; cependant, ne voulant pas indisposer les Per

sans qui étaient là, et pensant que la première leçon suffirait, il se décida à accepter cette monture d'honneur. Des cavaliers et des gens à pied encombraient la route de plus en plus. Au milieu de cette populace, on distinguait la voix rauque des derviches. Ils étaient remarquables par leurs cheveux et par les peaux de bêtes dont leurs épaules étaient couvertes. Armés de longs bâtons ou de massues garnies de fer, ils semblaient vouloir exciter l'enthousiasme de la multitude, en poussant fréquemment le cri de Ya-Ali.—Quel était le sens de cette invocation au patron des Chiias? Était-elle faite en notre honneur, ou appelait-elle sur les têtes des Frenguis la colère du gendre du Prophète? Malgré l'empressement dont nous étions l'objet, il nous était difficile de nous défendre d'une certaine défiance des sentiments secrets de ce peuple fanatique, dont tout récemment nous avions eu si peu à nous louer. A voir les regards sauvages et la mine farouche de ces derviches, dont le fanatisme est exalté par la vie errante et contemplative, nous avions bien quelque raison de ne pas croire de très-bon aloi ces marques équivoques de sympathie accompagnées des cris religieux de Ya-Ali. Mais peu nous importait. Aussi bien notre attention était-elle détournée de ces personnages bizarres par d'autres non moins ridicules. Nos yeux étaient distraits par une variété d'épisodes successifs et entremêlés, auxquels donnait lieu la grande démonstration populaire et officielle dont nous étions l'objet.

Au milieu des curieux, gens de toutes sortes, on faisait place à des danseurs accompagnés de leur orchestre, à des bateleurs revêtus de déguisements grotesques, empruntés la plupart à des dépouilles d'animaux ; d'autres faisaient danser

et sauter des animaux véritables, des ours, des singes, ou traînaient enchaînés de jeunes tigres; à côté d'eux, des lutteurs, nus jusqu'à la ceinture, se tordaient en tout sens, en décrivant de grands cercles avec d'énormes massues; ils les faisaient mouvoir tout autour de leur corps, faisant ressortir ainsi la vigueur de leurs membres et l'élasticité de leurs muscles. Plus loin, c'étaient des confiseurs qui brisaient devant l'ambassadeur des fioles remplies de petites dragées qui s'éparpillaient sous les pieds de son cheval. Puis enfin, comme pour purifier la terre et abattre la poussière soulevée par la foule, venaient des Sakkas, ou porteurs d'eau, soutenant des outres immenses sur leurs épaules, et répandant l'eau qu'elles contenaient entre les jambes de nos chevaux.

Tout fut mis en œuvre pour nous recevoir dignement. Les pâtissiers, les fruitiers et les confiseurs des bazars étaient accourus. C'était à qui offrirait à l'ambassadeur ses oranges ou ses grenades, ses gâteaux ou ses sucreries. Jusqu'aux lions du Châh, que l'on avait envoyés à notre rencontre, et qui nous saluèrent de leurs rugissements. Ils étaient simplement tenus par une chaîne de fer passée dans un collier, et obéissaient à deux hommes qui n'avaient pour toute arme qu'une petite baguette de bois vert.

Un peu avant d'arriver aux portes de la ville, nous vîmes successivement venir à nous les attachés de l'ambassade russe, qui se distinguaient de loin dans la foule par leurs casquettes blanches. Un peu après, à leurs bonnets rouges, nous reconnûmes les officiers de l'ambassadeur turc.'Tous ces messieurs étaient dépêchés par leurs chefs, pour aller, de leur part, complimenter l'ambassadeur de France.

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Le 1er mars, à deux heures de l'après-midi, nous fìmes notre entrée dans Téhérân, au bruit du canon et au milieu de la foule qui se pressait sans interruption. Une double haie de soldats bordait les rues dans lesquelles nous passâmes. Le tonnerre commençait à gronder, les éclairs se succédaient avec rapidité, et quelques grosses gouttes d'eau, tombant au moment où nous arrivions au palais de l'Ambassade, firent dire aux Persans que Allâh nous protégeait, puisqu'il avait permis que nous arrivassions avant l'orage. En effet la pluie tomba alors par torrents; elle nous parut agréable, car, depuis notre départ de Trébizonde, nous n'avions encore vu que de la neige.

Comme dans toutes les villes précédentes, la maison destinée à l'ambassadeur fut, pendant plusieurs heures, le rendez-vous de personnages chargés de lui porter les com

pliments du Beglier-bey et de tous les hauts fonctionnaires qui se réservaient de venir plus tard en personne.

Des plateaux chargés de sorbets et de toutes sortes de friandises vinrent encore couvrir les tapis autour desquels nous nous étions assis, selon le rang que nous avions dans le personnel de la mission.

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Le palais qu'on avait mis à la disposition de l'ambassadeur avait dû être une habitation charmante; il était encore, pour le pays, en assez bon état de conservation, mais il ne nous offrit pas assez de logement pour que nous pussions tous y tenir. On fut obligé de mettre à notre disposition quelques maisons du voisinage, ce qui ne se fit pas sans difficulté. Les riches, ne se souciant pas de nous héberger, donnaient de l'argent aux ferrachs du gouverneur pour qu'ils ne violassent pas leur domicile. Ceux-ci, afin de prélever cet impôt d'une hospitalité gênante, retombaient sur les pauvres ou sur les plus avares, qui cédaient dans la crainte d'encourir le châtiment dont le bâton toujours levé les menaçait. — Enfin, on parvint à nous loger assez convenablement, et nous fùmes établis de manière à ne pas trop mal passer les jours de repos que nous devions prendre à Téhéran.

L'ambassadeur ne tarda pas à recevoir la visite du Ministre de Russie, le général Duhamel, qui vint le lendemain de notre arrivée, accompagné de tous les membres qui lui étaient adjoints. Le général raconta qu'ayant hasardé des réprésentations au Châh sur son départ de Téhéran, au moment de l'arrivée d'un Elchi français, S. M. avait répondu qu'Ispahan était la capitale de son royaume tout autant que Téhéran.

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