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nord-est qui durait encore ne pouvait nous arrêter, bien qu'elle nous fût contraire. Nous doublâmes facilement le cap d'Oro et l'île de Nègrepont, et nous atteignimes assez promptement Ipsara. Le 21, au point du jour, nous arrivions devant Ténédos où nous espérions trouver l'escadre commandée par l'amiral Lalande. Mais nous apprimes qu'elle était partie pour Smyrne où elle devait hiverner.

Le temps était redevenu magnifique. Nous entrâmes dans le détroit des Dardanelles en filant dix noeuds. Nous employâmes toute cette journée à passer devant les petites villes qui bordent les deux rives d'Europe et d'Asie. Nous reconnûmes une multitude de batteries à fleur d'eau, toutes garnies de canons. Leurs bastions, blanchis à la chaux, se reflétaient dans la mer. Les minarets se distinguaient au milieu du feuillage encore vert des cyprès qui bravaient l'hiver. Nous faisions une charmante promenade, et tous, assis sur le pont du bâtiment qui għissait sur une jolie mer bleue, nous jouissions de la vue d'un beau paysage et du soleil qui l'éclairait en tiédissant l'atmosphère.

Après avoir laissé, à notre droite, les ruines d'Abydos et Lampsachi, à notre gauche, la citadelle de Gallipoli et sa riante campagne, le détroit s'élargit. Nous débouchâmes au soir dans la mer de Marmara.

et

Nous avions traversé cette petite mer pendant la nuit, grâce à un ralentissement de la machine que le commandant avait eu l'aimable attention d'ordonner, nous pûmes jouir, au lever du soleil, du plus beau coup d'oeil qui soit réservé au voyageur. Nous étions à une très-petite distance de Constantinople. Les minarets, les coupoles, d'abord aperçus dans la brume nacrée du matin, se montrèrent bientôt dorés

par le soleil qui se levait radieux au-dessus des montagnes de Nicomédie. Nous rasâmes les murailles qui protégent le côté oriental de la ville contre les vagues, et passant sous les créneaux du sérail, nous entrâmes dans le port. Nous étions dans cette fameuse corne d'or autour de laquelle se déroule le plus splendide panorama du monde, cercle magnifique tracé par les plus majestueux édifices, et par les plus ravissants paysages d'une nature coquettement parée de tous les charmes de l'Orient. Palais du sérail, coupoles dorées et minarets de mosquées, vieilles tours byzantines, verts cyprès des tombes, qui se groupent et s'entremêlent avec les mâts des navires de tous pays, balancés sur une belle mer que sillonnent, en tous sens, des milliers de caïks, frêles et élégants esquifs qui rasent l'eau et portent la vie sur tous les points de cette scène resplendissante. Puis le Bosphore et ses rives, où se mirent, dans un flot vif et limpide, mille palais cachés sous l'ombre des arbres séculaires de leurs jardins toujours verts; les batteries blanches où tonne le canon des fêtes, où se déploie l'étendard rouge du Sultan. Et Scutari, cette délicieuse ville où l'Asie commence, charmant bazar où abondent les riches productions de la Perse, de l'Inde et de l'Arabie.

A une encâblure ou deux, était mouillée devant nous, toute noire, calme et sévère, une belle frégate aux flammes tricolores. C'était la Belle-Poule, que commandait S. A. R. le prince de Joinville. Le Véloce avançait toujours, et passant de bâbord à tribord de la frégate, il fit feu de toute son artillerie, en même temps que son équipage, placé dans les hunes, sur les vergues, perché sur les haubans, partout où pouvait s'accrocher un mousse, poussait trois cris de; « Vive

le Roi!» C'était le salut des marins à leur futur amiral, le salut de la France à son Roi.

Impatients de voir Stamboul (8) de plus près, nous fûmes bientôt à terre, grâce à deux vigoureux caïkdjis turcs qui, effleurant les petites vagues du port, nous eurent bientôt déposés à l'échelle de Top-Hanah.

Quand je me fus procuré un logement et que j'eus donné les premiers soins à mon installation, je me hâtai de sortir. J'allai au hasard, trouvant un indicible plaisir à errer à travers cette immense ville, au milieu de sa population qui, à cette heure, était tout entière dehors. Je traversai le port pour voir la ville turque. Il faisait nuit, et je ne fus pas peu surpris de voir Stamboul éclairée par mille feux qui, comme des météores, planaient dans l'air au-dessus des mosquées. On était en Rhamadan, grand carême des musulmans. Ils observent le jeûne d'une manière beaucoup plus rigide que nous. Pendant toute la durée d'une lune, ils se privent entièrement de nourriture et même de fumer ou de boire, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher. Aussi, le moment où son disque élargi s'abaisse et va disparaître derrière l'horizon est-il attendu avec grande impatience. Alors, à une journée qu'une religieuse abstinence a fait paraître bien longue, succède une nuit pendant laquelle les réjouissances de toutes sortes se prolongent jusqu'à l'aube du matin.

Il était heure de fête quand je descendis à Stamboul. J'y trouvai les rues encombrées de promeneurs, de marchands de pâtisseries et de sucreries; dans les cafés pleins de consommateurs qui s'établissaient jusque devant les portes, des musiciens jouaient sur de méchantes violes et de grinceuses mandolines des airs discordants qui paraissaient délecter les

oreilles barbares des dilettanti. Au-dessus de toutes les mosquées, les minarets brillaient des feux de mille lampions. Entre eux se balançaient, suspendus à des cordes invisibles, des quantités innombrables de petites lampes formant des dessins variés qui représentaient un canon, une étoile, ou un navire, ou bien encore des versets du Koran.

Nous avions quelques jours à rester à Constantinople; il fallait les employer utilement, ce qui ne me paraissait nullement difficile, tant j'avais entrevu de choses à mieux connaître.

Un des premiers soins de l'ambassadeur fut d'aller saluer le Sultan. Curieux de voir ce jeune Empereur de dix-huit ans dont on parlait en Europe comme d'un zélé continuateur de la réforme entreprise par son père Mahmoud, nous désirâmes tous aller nous incliner devant Sa Hautesse. Ce fut le soir que nous nous rendîmes au sérail. Notre marche à travers les rues de Pera (9) avait quelque chose de pittoresque et de piquant qui n'était pas sans originalité. M. de Ponthois, alors ambassadeur près la Sublime-Porte, devait être notre introducteur. Il marchait devant, à côté de M. de Sercey. Nous suivions à la lueur des torches que portaient les valets de l'ambassade, précédés par des janissaires et des cavass. Nous descendîmes ainsi vers la mer. Dans les rues désertes, de temps en temps, une fenêtre s'ouvrait pour nous montrer une figure d'homme étonné et comme inquiet de la clarté subite qui, à travers ses vitres, avait envahi son appartement, et l'avait peut-être surpris dans son premier sommeil. Plus loin apparaissait, à une lucarne entrebâillée avec prudence, une jolie tête de Grecque décoiffée, dans le laisser-aller d'une toilette du soir, que la curiosité avait tirée de son sopha, où elle fumait paresseusement étendue.

Dans ces ruelles étroites, accidentées, la lumière des torches ne perdait rien de son intensité, répercutée qu'elle était par les murs et les parties avancées des maisons de bois; elle vacillait en suivant les pentes du sol, frappant inégalement, et de temps à autre, les plans les plus reculés qui en ́recevaient accidentellement de brusques éclairs rougeâtres. Notre cortége arriva ainsi à l'embarcadère où nous attendaient les canots du Véloce. Nous y prîmes place dans l'ordre prescrit par l'étiquette, puis nous nous dirigeâmes vers le rivage du sérail où brillaient d'autres torches, et où, se trouvaient préparés des chevaux tout sellés.

Nous fumes bientôt devant la porte du palais du Sultan. Nous entrâmes dans de vastes jardins, où une double haie de soldats nous présenta les armes. Il fallut passer dans plusieurs cours avant d'atteindre la partie la plus reculée qu'habitait l'Empereur.

Là on nous introduisit dans un premier salon où nous fûmes reçus par Kosref-Pacha, Khalil - Pacha et RechidPacha qui avait été ambassadeur à Paris et à Londres. Selon l'usage, les tchibouks nous y furent offerts, avec accompagnement de confitures et de café. Après ce cérémonial, on nous fit monter par un bel escalier conduisant dans un salon orné de glaces, de dorures, et tendu de tapisseries; à la suite s'ouvrait un salon plus vaste tapissé avec magnificence, et éclairé par de gigantesques flambeaux posés à terre, ornés de ciselures et de découpures dans le style oriental.

Dans un coin de ce salon était une porte fermée par une portière; on la souleva et nous aperçûmes le Sultan assis sur un divan. Il portait un bonnet rouge à floc bleu, le fez national, surmonté d'un croissant et d'une aigrette en diamants.

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