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et, malgré le froid, lancèrent leurs chevaux dans la rivière et la traversèrent de chaque côté du pont.

Nous fimes notre entrée à Tabriz à deux heures de l'aprèsmidi, avec cette escorte de cinq à six cents cavaliers au moins. Nous refoulions, dans les rues étroites, une population immense accourue de toutes les parties de la ville et des bazars qu'elle avait abandonnés pour voir l'Elchi et les Frenguis que saluaient en ce moment les canons de la cita

delle.

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Obligés de percer la foule accourue pour nous voir, nous eûmes beaucoup de peine à arriver jusqu'à la maison qui avait été disposée pour l'ambassadeur. Plus commode et plus confortable qu'aucune de celles que nous avions encore vues, elle avait été construite par un résident anglais, qui l'avait cédée à un Arménien. Celui-ci, assez opulent, avait habité quelque temps l'Angleterre. On voyait, en entrant chez lui, qu'il avait pris dans ce pays des goûts de bien-être et de confort inconnus à ses compatriotes.

Depuis le moment où l'Elchi-bek avait pris possession de cette demeure, son salon ne désemplit pas, jusqu'au soir, de personnages qui venaient le féliciter sur son heureuse arrivée en Perse. On y voyait se succéder, sans interruption, les dons des visiteurs, consistant en plateaux surchargés de sorbets, de fruits et de sucreries, qui, aussitôt emportés par les ferrachs, ou domestiques de la maison, étaient remplacés par d'autres.

Des logements plus modestes, mais tous très-commodes, avaient été préparés pour les attachés à la mission. Chacun de nous prit possession de celui qui lui était destiné, et s'arrangea pour y jouir d'un peu de repos, loin de ces complimenteurs qui encombraient les tapis de l'ambassadeur, et dont la phraséologie banale, toujours la même, commençait à être fatigante.

Nous étions à peine installés dans nos Konaks, qu'il fallut songer à aller officiellement rendre hommage au prince Karamán-Mirza, frère du Châh et Beglier-bey de la province. La visite devait avoir lieu le surlendemain de notre arrivée; mais la neige tomba sans discontinuer, et c'eût été froisser l'un des préjugés les plus délicats des Persans que d'arriver mouillés chez le prince. En effet, pour un bon musulman, sa demeure est souillée si elle porte les traces de l'humidité qui aurait découlé des habits d'un chrétien. Notre Meïmândar, trop poli pour faire valoir cette raison, dit simplement qu'il serait peu convenable de ne pas attendre que le temps fût plus beau pour nous rendre au sérail. Et de fait, il était désirable, pour nous comme pour le Châhzadeh, d'ajourner l'entrevue. On renvoya donc au jour suivant cette cérémonie, qui, depuis qu'il en était question, donnait lieu à des discussions qui, puériles à nos yeux, avaient une très-grande importance à ceux des Persans. Il faut savoir que l'usage, en Perse, est d'entrer sans chaussures chez les grands, et de rester debout devant eux.Il s'agissait donc de décider si nous entrerions avec nos bottes chez le Châhzadeh, et si nous y serions assis. Cette grave affaire causa beaucoup d'embarras à Châh-AbbasKhân, qui fut chargé de la traiter et dut avoir plusieurs

conférences, à ce sujet, avec le prince lui-même. Il est admis, à la cour, que les ambassadeurs ont la liberté de s'asseoir devant le Châh, bien que les princes du sang restent debout. Il y a donc une très-grande différence entre le souverain et les Châhzadèhs. Il était par conséquent logique, naturel, en suivant la proportion, d'établir que si les ambassadeurs avaient, à l'exclusion des princes, le droit de rester assis en présence du roi, les attachés, les personnes faisant partie de l'ambassade, devaient avoir celui de s'asseoir devant ces princes. Cette dernière conséquence ne paraissait pourtant pas toucher Karamân - Mirza, et l'on nous fit craindre qu'il ne voulût nous assujettir à l'étiquette que suivaient les Persans. La morgue qui lui était particulière et ses préjugés à l'égard des Européens l'empêchaient de se relâcher de son orgueilleux rigorisme.

La seconde des deux questions soulevées, qui, pour un Européen, pourrait paraître la plus grave, n'était cependant pas celle sur laquelle le prince insistait le plus ; il céda assez facilement sur ce point, plus facilement que nous ne pouvions nous y attendre, et fit préparer un siége à chacun de nous. Mais il n'en était pas de même de la difficulté de conserver nos bottes, et là-dessus Karamân-Mirza semblait intraitable. Pour apprécier toute l'importance que les Persans attachent à l'usage établi chez eux de laisser ses chaussures à la porte de celui à qui l'on fait visite, il faut savoir que l'affranchissement de cette coutume fut l'objet d'une clause particulière insérée dans les traités conclus entre la Russie et la Perse. Il ne fallut pas moins que les victoires de la première, et la crainte que ses armes inspiraient à la seconde, pour que le Châh consentît à dispenser désormais les Russes de se sou

mettre à une forme d'étiquette incompatible avec le costume européen. Cependant, pour ne pas blesser les idées reçues et ne pas offenser ce monarque, il fut convenu, de part et d'autre, que les Russes couvriraient leurs bottes de pantoufles pour venir jusqu'au seuil du palais, afin que leurs semelles ne fussent point souillées de boue pendant le trajet.

Naturellement, l'ambassadeur de France devait revendiquer, comme un bénéfice pour tout Européen, la clause introduite par le plénipotentiairerusse. Son exécution fut réclamée pour nous, et nous dûmes nous conformer au léger correctif que la susceptibilité persane y avait intercalé, en nous procurant un nombre considérable de babouches que nous nous partageâmes.

Bien que la lettre des traités pût, à bon droit, être invoquée par l'ambassadeur, il crut devoir se servir d'un argument qui était sans réplique, et qui leva les derniers scrupules du prince. Il fit dire au Châhzadeh : « Le roi de France a « reçu l'envoyé du Châh, Husseïn-Khân, et sa suite, avec le << bonnet sur la tête, quoique ce soit tout à fait contraire aux << usages européens; le prince peut donc, à son tour, rece<< voir l'ambassadeur français et ses attachés avec leurs << bottes. » C'était péremptoire, cela fit effet.

Mais l'étiquette persane se réservait de nous soumettre à une autre exigence que nous ne pûmes éviter, quelque désagréable qu'elle fût. Il est de tradition que le prince auquel va rendre hommage un ambassadeur, envoie des chevaux de ses écuries, tout harnachés, pour ce personnage et sa suite; il fallut donc subir le supplice de monter les chevaux du Châhzadeh sellés à l'orientale, et sur lesquels nous étions fort mal à l'aise; ce fut ainsi que, précédés chacun d'un saïs

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