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ment, avait été invité au dîner. Moins habitué à la liqueur proscrite par le Korân, il s'était grisé tout à fait, et était tombé dans un état d'abrutissement qui avait nécessité que des ferrachs l'emportassent. Le vieux Khân ne s'en émut guère; seulement, quand on eut emmené son infortuné compatriote, il se prit à dire, à mezza voce: Pezevink!..... ce qui était, d'après le sens de ce mot, la manifestation de l'indignation qu'il ressentait, par suite de l'état dans lequel s'était mis son maladroit coreligionnaire, devant des guiaours et des Frenguis. Il avait bu, lui, dix fois autant, mais à son teint animé et à sa loquacité seuls on pouvait s'en apercevoir.

La déconvenue du pauvre officier lui attira une punition infligée par le Châhzadeh, blessé de ce qu'un de ses serviteurs se fût ainsi oublié, et qui lui défendit de reparaître devant lui.

Nous nous arrêtâmes un jour entier à Khoï, afin de rendre visite au prince, qui était frère du Châh. Il nous reçut avec une affabilité et une politesse très-gracieuses. Le Châhzadeh pouvait avoir environ vingt ans; il était d'une charmante figure; sa physionomie était très-douce, sa parole facile et aimable. Il adressa de pressantes sollicitations à l'ambassadeur pour qu'il restât son hôte au moins quelques jours, pendant lesquels, disait-il, il serait enchanté de nous voir souvent et de parler un peu du Frenguistán, dont il avait entendu vanter les arts et la civilisation. Mais, arrivé en Perse depuis peu, l'ambassadeur n'en était que plus impatient de se rendre à la cour du Châh, et toutes les instances du prince ne purent l'empêcher de partir le lendemain pour

Tabriz.

Avant de monter à cheval, nous assistâmes à une messe dite par notre aumônier, en mémoire de M. Bernard, officier attaché à la mission du général Gardanne, qui mourut à Khoï. La veille nous avions cherché sa tombe, sans pouvoir la retrouver.

De Khoï, nous allâmes coucher à Seïd-hadji-ed-din, distant de quelques farsaks seulement (18). Ce village est entièrement habité par des descendants du Prophète; c'est ce qu'exprime son nom, que l'on peut traduire par Enfants ou Pèlerins de la foi. Si cette traduction n'est point littérale, elle rend du moins l'idée attachée au surnom donné à la population de ce bourg. Les habitants passent pour avoir le pouvoir de guérir les personnes qui ont été mordues par des chiens enragés, pourvu que quarante jours ne se soient point écoulés depuis l'accident. La puissance de ces Seïds est tellement accréditée en Perse, que l'on vient de très-loin à Seid-hadji-ed-din, pour se faire soigner. Cette crédulité, parfaitement d'accord avec le fanatisme des musulmans pour tout ce qui tient à la religion, ne devait pas, au reste, nous étonner. N'avions-nous pas vu, même en France, dans les campagnes, des réputations semblables basées probablement sur tout aussi peu de cures réelles?

Le jour suivant, nous passâmes un défilé à travers des rochers glissants amoncelés les uns sur les autres, et qui semblaient avoir été oubliés là au jour où cessa le chaos. Nous descendîmes au pied de montagnes volcaniques, dont la base est couverte de salines. A notre droite, une chaîne de montagnes très-élevées indiquait la position de Van; devant nous s'étendait une grande plaine, terminée par un horizon dont la

ligne parfaitement droite était celle des eaux du lac d'Ourmyah. Nous ne le distinguâmes que très-imparfaitement, à cause de la brume qui couvrait le pays. Nous le côtoyâmes cependant tout le jour, en marchant vers la petite ville de Tassouitch, qui avait été autrefois importante, mais qui était alors ruinée. Diverses causes y avaient contribué : les guerres civiles pendant lesquelles les populations de l'Azerbaïdjan furent décimées; mais aussi les tremblements de terre qui ébranlent le sol de cette province.

L'ambassadeur reçut à Tassouitch la visite d'un nouveau Meimándar, Chah-Abbas-Khân, envoyé par le roi. Ce personnage était le véritable Meïmândar; c'était lui qui devait accompagner l'Elchi pendant tout le temps qu'il séjournerait en Perse. D'après l'usage persan, le rang de ce fonctionnaire détermine le degré de considération que l'on doit accorder à l'ambassadeur auprès duquel il est placé. Or, Châh-AbbasKhân était un des principaux officiers du Chah, un des grands de Perse. Son arrivée devait donc donner la mesure de l'honneur que le souverain entendait faire à l'ambassade de France, et de l'estime qu'il lui témoignait d'avance.

De Tassouitch, nous nous rendîmes, toujours en nous rapprochant du lac d'Ourmyah, à Tchebister, autre petite ville entourée de grands jardins qui semblaient en devoir faire un séjour fort agréable en été. Malgré la neige, nous pouvions nous convaincre, à la quantité de vergers que nous voyions de tous côtés, et à l'aisance qui régnait dans les maisons, que cette partie de l'Azerbaïdjân est bien cultivée, productive et riche.

Nos deux Meïmândars nous firent voyager à très-petites journées jusqu'à Trabiz, ce qui contrariait notre impatience;

mais ils prétendaient que rien n'était encore prêt pour notre réception en cette ville dont le gouverneur n'avait été prévenu que fort tard de notre arrivée. Ils nous forcèrent ainsi à nous arrêter dans les villages de Nazerlou et Alvar, qui ne sont distants l'un de l'autre que de deux à trois farsaks, le dernier étant très-près de Tabriz.

Depuis quatre jours nous marchions dans une belle et vaste plaine que bornaient, au nord, de hautes montagnes présentant tous les caractères volcaniques, et dont la partie méridionale se perdait dans des marécages formés par les eaux du lac d'Ourmyah.

Le 22 janvier, nous partîmes pour Tabriz, curieux de connaître enfin une des grandes villes de la Perse. Peu de temps après notre départ d'Alvar, nous commençâmes à distinguer une silhouette indécise de forme et de couleur, dont l'ombre grisâtre, s'étendant sur la nappe de neige qui l'entourait, faisait deviner la capitale de l'Azerbaïdjan. Les Persans qui nous accompagnaient nous l'indiquaient au pied d'une montagne, au nord-est du lac, mais nous ne pouvions la distinguer que très-confusément encore.

Nous ne tardâmes pas à rencontrer un petit groupe de cavaliers qui venaient à nous avec empressement. Quoiqu'ils portassent le bonnet pointu, nous ne pouvions les prendre pour des Persans; il y avait dans leur allure quelque chose qui nous faisait deviner des Européens. En effet, quand ils furent près de nous, nous reconnûmes en eux des compatriotes, et à leur tête M. Eug. Boré. Ce dernier était en Perse depuis une année; son nom était déjà venu jusqu'à nous. Nous savions qu'il s'était distingué comme orientaliste par des recherches savantes sur les langues sémitiques; nous

savions aussi que, poussé par l'ardeur d'un zèle chrétien, il avait entrepris de propager en Orient les bienfaits de la civilisation. Dans ce but, il avait fondé une école à Tabriz où la langue française était enseignée, comme base et moyen d'une éducation que les arts de l'Europe devaient compléter.

Derrière M. Boré venaient des instructeurs, sous-officiers pris dans nos régiments, et que j'ai dit avoir été accordés à l'ambassadeur persan, Husseïn-Khân, venu à Paris en 1838. Ils portaient le costume de leur corps, mais l'avaient défiguré par le Coula du pays qu'ils étaient venus servir. C'était un premier pas fait vers des coutumes étrangères dont ils ne se doutaient pas encore qu'ils auraient à souffrir cruelle

ment.

Tous les cent pas, nous rencontrions quelque nouvelle députation. C'étaient les consuls des différentes nations, les principaux négociants, et enfin le gouverneur militaire luimême à la tête d'une troupe nombreuse de cavaliers, tous officiers supérieurs de la province, en grand costume et portant les insignes de leurs grades.

Le coup d'œil de ce brillant Istakball était magnifique. Cette multitude de cavaliers, de costumes variés, présenta surtout un tableau extrêmement pittoresque et original lorsqu'il fallut passer la rivière de Adji-Sou, où Talk-Tchai, rivière amère, qui doit son nom à ses eaux saturées de sel. Un pont étroit se présentait devant nous. Il ne pouvait livrer passage à tout le monde, et toute cette foule désordonnée, impatiente, ne voulant pas rester en arrière, se partagea et s'éparpilla de chaque côté. Les principaux officiers, à qui les autres avaient cédé le pas, nous suivirent, tandis que ceux-ci, trop pressés pour attendre leur tour de passer, se divisèrent,

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