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paraître à vos yeux ses bassesses et ses ignominies? Dans ce magnifique développement, qu'a inspiré la peinture de la charité par saint Paul, on ressent en partie la délectable tristesse de cette divine peinture (9).

Ce style lugubre comme la mort, tant qu'on remuait les ruines de l'homme, se désassombrit maintenant; et lorsqu'il faut parler des biens de l'Évangile et du règne de Dieu dans l'âme, il brille de cette sérénité ineffable des derniers livres de l'Imitation. Pascal retrace les angoisses du doute aussi énergiquement et aussi naturellement que s'il les avait éprouvées, et la paix, le calme, le bonheur de la foi, avec les mêmes transports que s'il venait de les conquérir par des efforts incroya bles tant il sait bien prendre soit l'état où sont, soit l'état où il veut voir ceux à qui il s'adresse!

Au milieu de tant de jets informes, lorsque aucune partie de l'ouvrage n'est finie, on est surpris de trouver la préface, qui paraît l'être. Pascal y représente aux indifférents leur extravagance et leur stupidité. C'est peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé, où il a le mieux su employer et relever les idées familières, être si varié et si facile avec des oppositions, si original dans des réflexions communes, enfin où l'on dirait que son génie d'exposition frappe davantage. En général, le style des Pensées sent encore moins le travail, est encore plus naturel, plus mûr, plus fort, plus parfait que celui des Provinciales. Quelle vivante et superbe expression d'une âme capable de ramasser en soi les malheurs et les félicités du genre humain!

On a dû s'apercevoir que la marche de Pascal ressemble à celle de Descartes dans ses Méditations métaphysiques, laquelle vraisemblablement a suggéré l'autre. Tous deux emploient le scepticisme, non comme but, mais comme un moyen, qu'ils ruinent après s'en être servis. Tous deux arrivent par le doute, l'un à la vérité philosophique, l'autre à la vérité religieuse;· avec cette différence que le doute du premier résulte de l'examen de nos moyens naturels de connaître, et celui du second

de l'examen des opinions et des mœurs des hommes. Tous deux ébranlent tout pour tout raffermir, également méconnus dans leurs hautes vues par la frivolité et par le fanatisme. La vérité fondamentale, devant laquelle expire le doute, le philosophe la trouve en lui-même, avec l'invincible conviction de l'existence de la pensée; le théologien la trouve dans l'histoire, avec le prodige de l'existence du peuple juif. Car, en passant des misères de l'homme à ses grandeurs, Pascal, loin de sortir du doute, s'y enfonce davantage, puisque, doutant qu'il puisse douter de tout, il doute même de son doute. Dans les Méditations, l'athée apprend que sa raison même le condamne; l'incrédule apprend dans les Pensées que la raison avec toute sa force le laisserait impuissant et misérable, sa s l'appui d'un pouvoir surnaturel. Dans ces deux chefs-d'œuvre sont renfermés les véritables principes de la philosophie et de la théologie (10).

Le chrétien, dans Pascal, n'étouffait pas l'homme. Un fier sentiment des droits de notre espèce avait germé et vivait dans son cœur, à l'ombre des plus austères vertus. Du reste, ces vertus, en foulant tout aux pieds, pour accomplir l'éternelle loi du devoir, ne sont elles-mêmes, bien comprises, que les témoignages les plus sublimes d'une grandeur et d'une liberté qui ne reconnaissent naturellement que Dieu au-dessus d'elles. Dans un siècle où la royauté éblouissait de sa gloire et fascinait les peuples, Pascal, gardant l'indépendance de sa raison, s'était posé hardiment la question des formes de gouvernement, et n'acceptait la monarchie, comme nous le faisons aujourd'hui, qu'au nom seul de l'utilité publique, et pour éviter, dit-il, le plus grand des maux, les guerres civiles. «< Elles sont sûres, si on veut récompenser le mérite; car tous diraient qu'ils méritent. Le mal à craindre d'un sot qui succède par droit de naissance n'est ni si grand ni si sûr. » Celui qui écrivait ces lignes sous Louis XIV s'entendait en haute politique. Dans son amour de l'égalité primitive, qu'il sentait vivement, Pascal a des hardiesses qui rappellent l'es

prit tout démocratique du calvinisme français, et qui indiqueraient que Port-Royal n'avait pas borné scrupuleusement aux matières religieuses ses dignes et mâles désirs de liberté. Ne semble-t-il pas dérober Rousseau, lorsqu'il jette cette pensée qu'on croirait d'un autre âge : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est là ma place au soleil. Voilà le commen cement et l'image de l'usurpation de toute la terre. » Pascal est encore plus clair, sinon plus énergique, dans un autre endroit : << Sans doute, dit-il nettement, que l'égalité des biens est juste; mais ne pouvant faire que l'homme soit forcé d'obéir à la justice, on l'a fait obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force. » Dans ses avis au duc de Roannès sur la condition des grands, que Nicole nous a conservés, et où perce tant d'indépendance et d'autorité, Pascal prétend que la transmission héréditaire des propriétés est fondée, non sur aucun droit naturel, mais sur la seule volonté du législateur, et, suivant son expression, sur la fantaisie des lois. Non, ce qui est indispensable à l'ordre social n'est ni injustice, ni usurpation, ni fantaisie des lois ou du législateur. Mais peut-être y avait-il alors autant de mérite à professer de pareilles erreurs, qu'il y a aujourd'hui de supériorité à les éviter et à les combattre.

Quand Pascal parle des droits et de la dignité de l'homme, quand il prêche aux grands l'égalité et l'amour de leurs semblables, il a pour lui une grande autorité, celle de sa vie. Il avait toujours donné l'exemple de traiter un pauvre comme un homme. On le vit, atteint déjà de sa dernière maladie, quitter sa propre maison, pour ne pas compromettre la vie d'un malheureux enfant qu'il avait recueilli chez lui avec son père. Ce trait évangéliqué vaut seul toutes les abondantes aumônes dans lesquelles Pascal épuisait sa modeste fortune. Il pratiquait sans ostentation les pures maximes de la charité, qu'il avait si éloquemment défendues contre les casuistes, et que résume cette belle pensée de saint Grégoire, rappelée avec éloge dans les Provinciales : Quand nous don

nons aux pauvres ce qui leur est nécessaire, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous, que nous leur rendons ce qui est à eux; et c'est un devoir de justice plutôt qu'une œuvre de miséricorde. « J'ai remarqué une chose, dit Pascal dans les Pensées; c'est que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose en mourant. » Ces paroles isolées peuvent ne paraître qu'ingénieuses. Mais avec quel attendrissement ne les lit-on pas, en apprenant qu'elles renferment la réponse de Pascal à ses parents, lorsqu'ils lui faisaient des représentations sur ses pieuses prodigalités! N'est-ce pas là une de ces rencontres heureuses, dont on peut dire avec lui, quoique dans un autre sens : « On est tout étonné et ravi; car on s'attendait de voir un auteur, et l'on trouve un homme? » Ce n'est pas moins vrai au sens de Pascal, qui l'entend d'un style naturel : c'est vrai de toutes les manières. Nul ne fut plus homme que lui; nul ne sentit mieux la grandeur et la dignité de sa nature. Ceux-ci ont frondé les préjugés pendant qu'ils en étaient les esclaves, ceux-là afin de vilipender l'homme :

c'est pour l'élever que Pascal en est l'implacable persécuteur

dans les autres et dans lui-même.

Ces dispositions qu'il porte en naissant, renforcées par le jansénisme et trempées au feu des douleurs, montrent en lui, dans son accomplissement, l'idée du stoïcien. Au-dessus de l'intérêt, de l'agrément, de l'opinion, de la gloire, « ne craignant rien, n'espérant rien, » il ne capitule avec aucun abus ne fléchit devant aucune apparence. Point d'autorité qui lui . en impose, il les juge toutes sur l'immuable loi du devoir. Sous la pourpre comme sous les haillons, dans le roi comme dans le moindre citoyen, c'est l'homme qu'il cherche, et qu'il honore partout où il le rencontre. Qui ne l'offre pas, quel qu'il soit, il le flétrit de son mepris. C'est l'homme seul qui paraît dans sa vie et dans ses ouvrages. C'est le sublime de la nature qui y parle; c'est aussi le sublime du devoir et de l'art, sans lesquels le sublime de la nature ne peut se soutenir et se produire. Il dissimule sa sensibilité à ceux qui le

C.

soignent, dans la crainte qu'ils aient quelque attachement pour lui, et qu'ils ne le servent pas uniquement parce qu'il est homme, et par le souverain principe de l'amour de Dieu et des hommes. Il s'applique ce principe avec tant de rigueur, qu'il paraît élever la faiblesse et l'inconstance humaines à l'inflexibilité de la nature divine.

Il n'est sur la terre que pour souffrir et pour combattre. Comme telle est sa destinée, tel est son bonheur. « Lorsque la vérité est persécutée, dit-il, il semble que ce soit un temps où le service que l'on rend à Dieu en la défendant, doit lui être bien agréable. » Au milieu de ses souffrances, qui punissent et purifient une chair coupable et dépravée ; aú milieu de ses combats, qui l'associent à Dieu dans l'œuvre de la délivrance du monde, il s'écrie: « Nul n'est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable.» Que, pour enseigner la sagesse, Platon et Bossuet la présentent revêtue des splendeurs de la parole humaine; pour infliger le supplice de la vérité aux docteurs du mensonge, le supplice de l'ordre aux ministres de la corruption, le supplice de la raison aux indifférents à leur sort éternel, et pour dissiper l'incrédulité des incrédules, Pascal aura sa précision, son énergie, sa clarté foudroyantes. S'il n'empêche point Port-Royal de succomber, il porte aux jésuites le coup mortel. La lutte à laquelle il prend une part si glorieuse, cette lutte immense de la civilisation moderne contre le moyen âge, n'est point terminée, et ne le sera que par le triomphe complet de la raison et de la liberté, qui sera aussi le triomphe du christianisme, purifié de la souillure des siècles barbares.

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