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Et si la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jansenius, son livre n'est pas si rare, ni si gros, que je ne le puisse lire tout entier pour m'en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne.

Mais, si je ne craignais aussi d'ètre téméraire, je crois que je suivrais l'avis de la plupart des gens que je vois, qui, ayant cru jusqu'ici sur la foi publique que ces propositions sont dans Jansenius, commencent à se défier du contraire, par le refus bizarre qu'on fait de les montrer, qui est tel, que je n'ai encore vu personne qui m'ait dit les y avoir vues. De sorte que je crains que cette censure ne fasse plus de mal que de bien, et qu'elle ne donne à ceux qui en sauront l'histoire une impression tout opposée à la conclusion. Car en vérité le monde devient méfiant, et ne croit les choses que quand il les voit. Mais, comme j'ai déjà dit, ce pointlà est peu important, puisqu'il ne s'y agit point de la foi.

Pour la question de droit, elle semble bien plus considérable, en ce qu'elle touche la foi. Aussi j'ai pris un soin particulier de m'en informer. Mais vous serez bien satisfait de voir que c'est une chose aussi peu importante que la première.

Il s'agit d'examiner ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre : « Que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, « a manqué à saint Pierre dans sa chute. » Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu'il était question d'examiner les plus grands principes de la grâce, comme si elle n'est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est efficace; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir des marques.

Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N, docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme

vous le savez, des plus zélés contre les jansénistes; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai s'ils ne décideraient pas formellement « que la grâce est donnée à tous, » afin qu'on n'agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement, et me dit que ce n'était pas là le point; qu'il y en avait de ceux de son côté qui tenaient que la grâce n'est pas donnée à tous; que les examinateurs mêmes avaient dit en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu'il était lui-même dans ce sentiment; ce qu'il me confirma par ce passage, qu'il dit être célèbre, de saint Augustin: « Nous savons « que la grâce n'est pas donnée à tous les hommes. »

Je lui fis excuse d'avoir mal pris son sentiment, et le priai de me dire s'ils ne condamneraient donc pas au moins cette autre opinion des jansénistes qui fait tant de bruit, « que la grâce est efficace, et qu'elle détermine notre vo« lonté à faire le bien. » Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous n'y entendez rien, me ditil; ce n'est pas là une hérésie; c'est une opinion orthodoxe : tous les thomistes la tiennent; et moi-même je l'ai soutenue dans ma Sorbonique.

Je n'osai plus lui proposer mes doutes; et même je ne savais plus où était la difficulté, quand, pour m'en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistait donc l'hérésie de la proposition de M. Arnauld. C'est, me ditil, en ce qu'il ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir d'accomplir les commandements de Dieu en la manière que nous l'entendons.

Je le quittai après cette instruction; et, bien glorieux de savoir le nœud de l'affaire, je fus trouver M. N., qui se porte de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste s'il y

en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis d'être fort des siens, et lui dis: Serait-il bien possible que la Sorbonne introduisit dans l'Église cette erreur, « que tous les justes ont toujours le pou« voir d'accomplir les commandements ? » Comment parlez-vous? me dit mon docteur. Appelez-vous erreur un sentiment si catholique, et que les seuls luthériens et calvinistes combattent ? Eh quoi! lui dis-je, n'est-ce pas votre opinion? Non, me dit-il; nous l'anathématisons comme hérétique et impie. Surpris de cette réponse, je connus bien que j'avais trop fait le janséniste, comme j'avais l'autre fois été trop moliniste. Mais, ne pouvant m'assurer de sa réponse, je le priai de me dire confidemment s'il tenait « que les justes eussent toujours un pouvoir véritable d'observer les préceptes. » Mon homme s'échauffa làdessus, mais d'un zèle dévot, et dit qu'il ne déguiserait jamais ses sentiments pour quoi que ce fût; que c'était sa créance; et que lui et tous les siens la défendraient jusqu'à la mort, comme étant la pure doctrine de saint Thomas et de saint Augustin leur maître.

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Il m'en parla si sérieusement, que je n en pus douter. Et sur cette assurance je retournai chez mon premier docteur, et lui dis, bien satisfait, que j'étais sûr que la paix serait bientôt en Sorbonne que les jansénistes étaient d'accord du pouvoir qu'ont les justes d'accomplir les préceptes; que j'en étais garant, et que je leur ferais signer de leur sang. Tout beau! me dit-il; il faut être théologien pour en voir le fin. La différence qui est entre nous est si subtile, qu'à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes: vous auriez trop de difficulté à l'entendre. Contentez-vous donc de savoir que les jansénistes vous diront bien que tous les justes ont toujours le pouvoir d'accomplir les

commandements: ce n'est pas de quoi nous disputons; mais ils ne vous diront pas que ce pouvoir soit prochain. C'est là le poin

Ce mot me fut nouveau et inconnu. Jusque-là j'avais entendu les affaires, mais ce terme me jeta dans l'obscurité, et je crois qu'il n'a été inventé que pour brouiller. Je lui en demandai donc l'explication; mais il m'en fit un mystère, et me renvoya sans autre satisfaction, pour demander aux jansénistes s'ils admettaient ce pouvoir prochain. Je chargeai ma mémoire de ce terme; car mon intelligence n'y avait aucune part. Et, de peur de l'oublier, je fus promptement retrouver mon janséniste, à qui je dis, incontinent après les premières civilités : Dites-moi, je vous prie, si vous admettez le pouvoir prochain? Il se mit à rire, et me dit froidement : Dites-moi vous-même en quel sens vous l'entendez; et alors je vous dirai ce que j'en crois. Comme ma connaissance n'allait pas jusque-là, je me vis en terme de ne lui pouvoir répondre; et néanmoins, pour ne pas rendre ma visite inutile, je lui dis au hasard Je l'entends au sens des molinistes. A quoi mon homme, sans s'émouvoir : Auxquels des molinistes, me dit-il, me renvoyez-vous ? Je les lui offris tous ensemble, comme ne faisant qu'un même corps et n'agissant que par un même esprit.

Mais il me dit : Vous êtes bien peu instruit. Ils sont si peu dans les mêmes sentiments, qu'ils en ont de tout contraires. Étant tous unis dans le dessein de perdre M. Arnauld, ils se scnt avisés de s'accorder de ce terme de prochain, que les uns et les autres diraient ensemble, quoiqu'ils l'entendissent diversement, afin de parler un même langage, et que par cette conformité apparente ils pussent former un corps considérable, et com

poser un plus grand nombre, pour l'opprimer avec as

surance.

Cette réponse m'étonna. Mais, sans recevoir ces impressions des méchants desseins des molinistes, que je ne veux pas croire sur sa parole, et où je n'ai point d'intérêt, je m'attachai seulement à savoir les divers sens qu'ils donnent à ce mot mystérieux de prochain. Il me dit: Je vous en éclaircirais de bon cœur; mais vous y verriez une répugnance et une contradiction si grossière, que vous auriez peine à me croire : je vous serais suspect. Vous en serez plus sûr en l'apprenant d'eux-mêmes, et je vous en donnerai les adresses. Vous n'avez qu'à voir séparément. un nommé M. le Moine, et le père Nicolaï. Je ne connais ni l'un ni l'autre, lui dis-je. Voyez donc, me dit-il, si vous ne connaîtrez point quelqu'un de ceux que je vous vas nommer; car ils suivent les sentiments de M. le Moine. J'en connus en effet quelques-uns. Et ensuite il me dit: Voyez si vous ne connaissez point de dominicains, qu'on appelle nouveaux thomistes, car ils sont tous comme le père Nicolaï. J'en connus aussi entre ceux qu'il me nomma; et, résolu de profiter de cet avis et de sortir d'affaire, je le quittai, et allai d'abord chez un des disciples de M. le Moine.

lui

Je le suppliai de me dire ce que c'était qu'avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. Cela est aisé, me dit-il; c'est avoir tout ce qui est nécessaire pour la faire, de telle sorte qu'il ne manque rien pour agir. Et ainsi, dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, c'est avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. Fort bien, me dit-il. Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c'est avoir bonne vue, et être en plein jour. Car qui aurait bonne vue

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