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il dit que « se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher, » et qu'il «< n'estime pas que toute la philosophie vaille une heure de peine? » Serait-il possible que lui, qui aime tant à chercher la raison des choses dans leur nature, et qui est si peintre, méprisât la philosophie et la poésie véritables? Ce serait se mépriser lui-même, mépriser sa vie entière, et tous ses ouvrages.

Mais, dans ces deux fugitives sorties contre la philosophie, il ne paraît pas même qu'il ait eu en vue ce que nous désignons aujourd'hui par ce terme. Quand on sait combien Pascal s'inspire volontiers du génie, de la méthode et des paroles mêmes de Descartes, ce n'est pas d'abord sans étonnement qu'on l'entend s'exprimer ainsi sur son compte : « Je ne puis pardonner à Descartes; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement; après cela il n'a plus que faire de Dieu. » Quoi! celui qui écrivait les Méditations à la prière de Mersenne, pour combattre l'athéisme, Descartes, si célèbre par ses preuves de l'existence de Dieu, preuves qui sont l'un des deux fondements qu'il donne à la connaissance humaine, voulait bannir Dieu de toute sa philosophie! Évidemment il doit y avoir ici un malentendu. Oui, et il existe dans l'esprit du lecteur moderne, qui ne sait pas qu'au siècle de Pascal on désignait habituellement sous le nom de philosophie naturelle, ou simplement de philosophie, l'ensemble des sciences physiques, et spécialement la physique générale et la cosmologie. Il est clair comme le jour que Pascal parle ici de toute la physique Je Descartes, et qu'il ne songe pas seulement à sa métaphysique. Il reste bien encore un peu d'âcreté, d'ingratitude peut-être, et un souvenir trop vif d'une querelle de savants; il y a surtout une grande erreur au fond de la pensée, puisque Descartes, en cherchant à expliquer tous les phénomènes par les seules propriétés de la matière, ne prétendait assurément rien ôter à son auteur, mais se contentait, comme la raison l'exige, d'exclure le miracle des explications de la science. On pourrait même lui faire le reproche opposé, celui d'exagérer le concours de Dieu, et de regarder son action conservatrice comme une création perpétuelle. Voici un autre fragment sur la philosophie de Descartes (ce titre est de Pascal): « Il faut dire en gros Cela se fait par figure et par mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quelle figure et mouvement, et composer la machine, cela est ridicule; car cela est inutile, et incertain, et pénible. Et quand

cela serait vrai, nous n'estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. » Sans examiner la justesse de l'idée, on voit qu'il s'agit uniquement de figure et de mouvement, c'est-à-dire de physique. C'est toujours là ce que Pascal appelle la philosophie de Descartes. Ainsi, c'est la physique avec la géométrie, un ancien titre de gloire de Pascal, dont il dit maintenant qu'elle ne vaut pas une heure de peine! Cela peut sembler bizarre; mais je ne lui prête rien, il va s'en expliquer lui-même: «< J'avais passé, dit-il, beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites; mais le peu de gens avec qui on en peut communiquer m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant; et je leur ai pardonné de ne pas s'y appliquer. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons dans l'étude de l'homme, puisque c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. » On sait que Malebranche, épris aussi de l'étude de l'homme, ne cachait pas son dédain pour l'histoire et pour les historiens. Ils avaient raison, ces beaux génies, de proclamer que l'étude la plus digne de l'homme est celle de l'homme lui-même; seulement ils se trompaient en ne considérant pas, à l'exemple de Descartes, que toute connaissance sérieuse peut et doit se rattacher à la science de l'homme, pou la compléter et l'éclairer.

Pascal avait étudié avec soin. les systèmes des stoïciens, des épicuriens et des sceptiques, et il apeint lui-même d'une manière frappante, dans un passage trop peu cité, le charme et les avantages de l'histoire de la philosophie : « Il y a un plaisir extrême à remarquer dans les divers raisonnements des philosophes en quoi les uns et les autres ont aperçu quelque chose de la vérité qu'ils ont essayé de connaître. Car s'il est agréable d'observer dans la nature le désir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, où l'on en voit quelques caractères, parce qu'ils en sont les images, combien plus est-il juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour parvenir à la vérité, et de remarquer en quoi ils y arrivent, et en quoi ils s'en égarent! C'est la principale utilité qu'on doit tirer de ces lectures. » Voilà comment Pascal est l'ennemi de la philosophie, qu'il cultive et célèbre.

Jugez maintenant avec quelle bonne foi les soi-disant défenseurs du christianisme, qui ne voient son triomphe que dans l'anéantisse

ment complet de la raison, prétendent s'abriter sous le nom de l'au teur des Pensées. Qui mieux que lui a repoussé les erreurs qu'il s'obstinent effrontément à lui prêter ? Qui en a plus vivement signalé le danger? Ce n'est point assez d'avoir composé les Provinciales, d'y avoir fixé d'une manière si nette les rapports de la foi et de la raison; il revient ici sur le même sujet, s'exprime avec une précision et une force nouvelles. « Si on soumet tout à la raison, dit-il, notre religion n'aura rien de mystérieux ni de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule. La raison, dit saint Augustin, ne se soumettrait jamais, si elle ne jugeait qu'il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle doit se soumettre; et qu'elle ne se soumette pas, quand elle juge avec fondement. qu'elle ne doit pas le faire. Il n'y a rien de si conforme à la raison que le désaveu de la raison dans les choses qui sont de foi; et rien de si contraire à la raison que le désaveu de la raison dans les choses qui ne sont pas de foi. Ce sont deux excès également dangereux, d'exclure la raison, de n'admettre que la raison. »>

Sans démêler les principes naturels de la tolérance comme quelques protestants, Bayle par exemple, Pascal n'en condamne pas moins es voies de contrainte, dont il peint la barbarie et l'absurdité. « La conduite de Dieu, dit-il, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l'esprit par les raisons, et dans le cœur par sa grâce. Mais de vouloir la mettre dans le cœur et dans l'esprit par la force et les menaces, ce n'est pas y mettre la religion, mais la terreur. Commencez par plaindre les incrédules; ils sont assez malheu. reux. Il ne faudrait les injurier qu'au cas que cela servit ; mais cela leur nuit.

A UN PROVINCIAL

PAR UN DE SES AMIS.

PREMIÈRE LETTRE.

Des disputes de Sorbonne, et de l'invention du pouvoir prochain, dont les molinistes se servirent pour faire conclure la censure de M. Arnauld.

De Paris, ce 23 janvier 1656

MONSIEUR,

Nous étions bien abusés. Je ne suis détrompé que d'hier; jusque-là j'ai pensé que le sujet des disputes de Sorbonne était bien important, et d'une extrême conséquence pour la religion. Tant d'assemblées d'une compagnie aussi célèbre qu'est la Faculté de théologie de Paris, et où il s'est passé tant de choses si extraordinaires et si hors d'exemple, en font concevoir une si haute idée, qu'on ne peut croire qu'il n'y en ait un sujet bien extraordinaire. Cependant vous serez bien surpris, quand vous apprendrez par ce récit à quoi se termine un si grand éclat; et c'est ce que je vous dirai en peu de mots, après m'en être parfaitement instruit.

On examine deux questions : l'une de fait, l'autre de droit.

Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire, pour avoir dit dans sa seconde lettre : « Qu'il a lu « exactement le livre de Jansénius, et qu'il n'y a point - trouvé les propositions condamnées par le feu pape; et néanmoins, que comme il condamne ces propositions en

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quelque lieu qu'elles se rencontrent, il les condamne dans « Jansénius, si elles y sont. »

La question sur cela est de savoir s'il a pu, sans témėrité, témoigner par-là qu'il doute que ces propositions soient de Jansenius, après que MM. les évêques ont déclaré qu'elles sont de lui.

On propose l'affaire en Sorbonne. Soixante et onze docteurs entreprennent sa défense, et soutiennent qu'il n'a pu répondre autre chose à ceux qui par tant d'écrits lui demandaient s'il tenait que ces propositions fussent dans ce livre, sinon qu'il ne les y a pas vues, et que néanmoins il les y condamne, si elles y sont.

Quelques-uns même passant plus avant ont déclaré que, quelque recherche qu'ils en aient faite, ils ne les y ont jamais trouvées, et que même ils y en ont trouvé de toutes contraires. Ils ont demandé ensuite avec instance que, s'il y avait quelque docteur qui les y eût vues, il voulût les montrer; que c'était une chose si facile, qu'elle ne pouvait être refusée, puisque c'était un moyen sûr de les réduire tous, et M. Arnauld même : mais on le leur a toujours refusé. Voilà ce qui s'est passé de ce côté-là.

De l'autre part se sont trouvés quatre-vingts docteurs séculiers, et quelque quarante religieux mendiants, qui ont condamné la proposition de M. Arnauld, sans vouloir examiner si ce qu'il avait dit était vrai ou faux ; et ayant même déclaré qu'il ne s'agissait pas de la vérité, mais seulement de la témérité de sa proposition.

Il s'en est de plus trouvé quinze qui n'ont point été pour la censure, et qu'on appelle indifférents.

Voilà comment s'est terminée la question de fait, don't je ne me mets guère en peine : car, que M. Arnauld soit téméraire ou non, ma conscience n'y est pas intéressée.

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