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larges épaules, porte légèrement et de bonne grâce un lourd fardeau (1); il lui reste encore un bras de libre : un nain serait écrasé de la moitié de sa charge (2). Ainsi les postes éminents rendent les grands hommes encore plus grands, et les petits beaucoup plus petits (3).» Le 25 août, le roi avait fait une promotion d'officiers généraux, la plus grande qu'il eût faite de sa vie : 19 lieutenants généraux, 37 maréchaux de camp, et 43 brigadiers. La jeunesse de la cour se croyait assurée de remporter de nouvelles victoires.

Au retour de Chantilly, le Dauphin apprit en secret qu'il irait faire la guerre prochainement sur les bords du Rhin. Le 20 septembre (4), le comte de la Tour, envoyé de l'électeur de Bavière, rendit compte à Mme la Dauphine de ce qui venait de se faire à la prise de Belgrade par les troupes de l'Empereur. Les Turcs étaient expulsés de la Hongrie; l'armée impériale, victorieuse en Orient, allait revenir se jeter sur l'Occident. Le roi entra dans la chambre de Mme la Dauphine pendant que M. de la Tour y était, et lui dit que, quoiqu'il connût déjà la prise de Belgrade, il serait bien aise d'entendre parler d'une action où M. de Bavière avait acquis tant de gloire; et il le pria de recommencer à en dire toutes les circonstances. Le 22 septembre, le roi dit à Mme la Dauphine qu'il envoyait Monseigneur commander ses armées en Allemagne. Elle se mit à pleurer; mais elle remercia le roi de sa confiance en Monseig neur et de la gloire qu'il lui préparait. Le roi dit au Dauphin : « En vous envoyant commander mes armées, je vous « donne occasion de montrer votre mérite: allez faire voir à toute «l'Europe que, quand je viendrai à mourir, on ne s'apercevra pas que <le roi soit mort. » Toute la jeunesse de la cour brûlait (5) de suivre Monseigneur à la guerre. Heureux ceux à qui le roi fit cette grâce! M. le Duc et le prince de Conti eurent ce bonheur, et partirent comme volontaires. Le roi n'avait pas attendu que ses ennemis vinssent l'attaquer après avoir publié contre la cour de Rome (6) un manifeste par la Sorbonne et l'assemblée de clergé, il envahit Avi

applaudi

(1) Chap. XI, n° 95.

(2) Mémoire des raisons qui ont obligé le roi à reprendre les armes; Paris, J. B. Coignard,

1688, in-40 de 19 pages.

(3) De Sourches, t. II, p. 206, etc.

(4) Dan geau.

(5) Gazette de France.

(6) Lettre du roi au cardinal d'Estrées, 6 septembre 1688; Paris, J. B. Coignard, in-4o de

17 pages.

LA BRUYÈRE, - T. II.

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gnon; puis, sous prétexte de venger les droits de Madame, duchesse d'Orléans, il attaqua le Palatinat et ordonna de faire le siège des places fortes qui appartenaient à l'électeur palatin. La terrible guerre de la ligue d'Augsbourg était commencée. La Bruyère ne partageait pas l'enthousiasme qui régnait autour de lui. « La guerre, dit-il (1), a pour elle l'antiquité; elle a été dans tous les siècles de tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, brûler, tuer, égorger les uns les autres; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation; et ils ont depuis enchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s'abstenir du bien. de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté. »

La guerre qui commençait n'amena pas d'abord tous les ravages que prévoyait le philosophe. Les ennemis du roi, surpris par sa brusque attaque, n'avaient pas eu le temps de terminer leurs préparatifs. Ils étaient si éloignés les uns des autres, et ils avaient des vues si divergentes, qu'ils ne pouvaient combiner des opérations d'ensemble contre la France. Les troupes allemandes, toujours lentes dans leurs mouvements, ne pouvaient se mettre en campagne avant l'hiver; et, l'hiver venu, elles ne pouvaient plus rien entreprendre avant le printemps. Pendant ce temps-là les troupes françaises avaient beau jeu. Pour exécuter les ordres du roi, il s'agissait d'enlever les trois places de Philippsbourg, Manheim et Franckenthal. Le Dauphin avait une bonne armée, des bombes, du canon, et Vauban (2). Quelle place pouvait lui résister? Le siège de Philippsbourg fut conduit avec une précision admirable: aucune diversion ne vint le troubler. Le maréchal de Duras protégeait le travail des assiégeants; Vauban le dirigeait. Les bourgeois de Paris ne comprenaient rien à cette manière de faire la guerre ; ils ne dissimulaient pas leur étonnement. La Bruyère dans la maison de Condé les raillait ainsi (3) : « Le peuple paisible dans ses

(1) Chap. x, no 9.

(2) Lettre de Montausier.

foyers, au milieu des siens, et dans le sein d'une grande ville où il n'a rien à craindre ni pour ses biens ni pour sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe de guerres, de ruines, d'embrasements et de massacres, souffre impatiemment que des armées qui tiennent la campagne ne viennent point à se rencontrer, ou si elles sont une fois en présence, qu'elles ne combattent point, ou si elles se mêlent, que le combat ne soit pas sanglant et qu'il y ait moins de dix mille hommes sur la place. Il va même souvent jusqu'à oublier ses intérêts les plus chers, le repos et la sûreté, par l'amour qu'il a pour le changement, et par le goût de la nouveauté et des choses extraordinaires. Quelques-uns consentiraient à voir une autre fois les ennemis aux portes de Dijon ou de Corbie, à voir tendre des chaînes et faire des barricades, pour le seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre la nouvelle. »

On n'avait pas oublié dans la maison de Condé l'année 1636, que le peuple appelait l'année de Corbie (1). Alors Henri II de Bourbon, prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, alla (1er juin) assiéger Dôle en Franche-Comté avec une armée française composée des meilleurs régiments. Au bout de deux mois et demi, il fallut lever promptement le siège : une armée impériale, sous les ordres du cardinal-infant et de Jean de Werth, était venue des Pays-Bas, s'avançait en France et prenait Corbie, à vingt lieues de Paris. Déjà les bourgeois de la capitale croyaient voir des partis ennemis à leurs portes: on tendait des chaînes dans les rues, on élevait des barricades, on rassemblait des soldats de tous les côtés; on forma une armée avec laquelle le roi alla repousser l'ennemi et assiégea Corbie. Mais pendant ce temps-là les Impériaux, sortant de la Franche-Comté, venaient jusqu'à quatre lieues de Dijon et assiégeaient Saint-Jean de Losne. L'héroïque résistance de cette bicoque obligea l'ennemi à se retirer. Le 14 novembre 1636, Louis XIII entrait dans Corbie et le siège de Saint-Jean de Losne était levé. Quoique ces événements eussent déjà plus de cinquante ans de date, on en parlait encore avec émotion dans la maison de Condé et dans le peuple, qui ne cessait de chansonner le terrible Jean de Werth : il est si agréable de se rappeler les périls passés et de se moquer des gens qu'on ne craint plus.

Le 10 octobre 1688 (2), le Dauphin s'avança près de la contrescarpe de Philippsbourg; les assiégés firent grand feu : un de leurs

(1) Histoire des princes de Condé, par le duc d'Aumale, t. III, p. 275, 297. (2) Gazette de France, journal du siège de Philippsbourg, p. 588.

boulets tua deux grenadiers près de Monseigneur. Le duc de Beauvilliers, que le roi avait mis auprès du Dauphin pour guider sa jeunesse et modérer son courage, envoya vite une dépêche au roi pour l'informer de ce fait. Le roi fit défense à tous les volontaires d'aller à la tranchée sans y avoir été commandés. Tous durent obéir, et Monseigneur aussi. Cette défense parut extrêmement sévère à tous ces jeunes gens qui brûlaient de signaler leur bravoure. Une nuit que Monseigneur ne pouvait dormir, il se leva pour aller voir l'effet du tir des Allemands. Vauban l'en reprit, et le jeune prince fut toujours fier d'avoir essuyé cette réprimande. M. le Duc et le prince de Conti saisirent avec empressement les bonnes occasions de se distinguer. Mme de la Fayette, dont le fils était volontaire au régiment du Roi, laissait entendre que le prince de Conti passait toutes ses nuits dans la tranchée (1): elle dit, dans ses Mémoires de la cour, que M. le Duc, voulant trop bien faire, était plus incommode qu'utile; Mme de Sévigné laisse entendre la même chose. « Ceux qui font bien, répondait la Bruyère (2), mériteraient seuls d'être enviés, s'il n'y avait encore un meilleur parti à prendre, qui est de faire mieux : c'est une douce vengeance contre ceux qui nous donnent de la jalousie. >>

Ceux qui étaient allés au siège de Philippsbourg comme à la fête Dauphine ne tardèrent pas à en voir la différence. Si les Allemands n'osaient pas encore livrer bataille sur les bords du Rhin, ils se défendaient très bien derrière leurs remparts; et chaque jour on apprenait à Versailles et à Paris les noms des victimes de cette guerre, qui n'était pas un jeu inoffensif. Parents et amis pleuraient les morts, plaignaient les blessés, et tremblaient pour les combattants. Le marquis de Nesle, colonel du régiment d'Enghien, celui-là même dont M. le Prince avait fait le mariage avec Me de Coligny, reçut un coup de mousquet à la tête, fut trépané et mourut. Sa veuve témoigna une douleur un peu trop bruyante: elle allait partout raconter en détail l'agonie de M. de Nesle; elle fit entendre ses lamentations dans la maison de Condé, mais surtout auprès de Mme de Maintenon, qui lui montra de l'intérêt. « Les douleurs muettes et stupides sont hors d'usage, disait la Bruyère (3) : on pleure, on récite, on répète, on est si touchée de la mort de son mari, qu'on n'en oublie pas la moindre cir

(1) Mémoires de la cour, éd. Michaud, p. 217.

(2) Chap. IV, no 83.

constance. » Le roi accorda une belle pension, et la veuve se consola. Mme de Grignan, qui avait son fils au siège de Philippsbourg, ne pouvait sortir de cette douleur muette et stupide dont parle la Bruyère. Mme de Sévigné, sa mère, lai écrivait de Paris, le 11 octobre : <<< Toutes les femmes qui sont ici, ayant dans cette barque leurs maris, leurs fils, leurs frères, leurs cousins et tout ce qu'il vous plaira, ne laissent pas de vivre, de manger, de dormir, d'aller, de venir, de parler, de raisonner et d'espérer revoir bientôt l'objet de leur inquiétude. Je me désespère de ce qu'au lieu de faire comme les autres, vous vous êtes séparée toute seule, tête à tête avec un dragon qui vous mange le cœur, sans nulle distraction, frémissant de tout, ne pouvant soutenir vos propres pensées, et croyant que tout ce qui est possible arrivera; voilà le plus cruel et le plus insoutenable état où l'on puisse être. Ma chère comtesse, si c'est possible, ayez pitié de vous et de nous. » Le 20 octobre, Mme de Sévigné écrivait encore à sa fille, qui portait toujours Philippsbourg sur ses épaules: « Quelle joie vous aurez, ma chère comtesse, quand nous vous manderons: Philippsbourg est pris ; votre fils se porte bien! » Pourquoi dans cette occasion Mme de Sévigné appelle-t-elle sa fille ma chère comtesse? C'est pour lui rappeler que noblesse oblige, et qu'il faut souffrir pour le service du roi. Aujourd'hui on appelle cela du patriotisme : c'est toujours le dévouement à l'intérêt public.

Pendant cette campagne de Philippsbourg, la princesse de Conti, la nouvelle mariée, dit Mme de la Fayette (1), ne sourit jamais; à peine elle parla. Au contraire, Mmo la Duchesse, quoique inquiète au fond du coeur, montrait plus de vivacité que jamais et cherchait à se distraire. Mais toutes les deux se seraient crues malheureuses, si leurs maris n'eussent pas tenu la conduite qu'ils tenaient, tant était fort, chez les femmes comme chez les hommes, le sentiment noble et génereux. « S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune (2) lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui ne risque que des jours qui sont misérables, il faut avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement, qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il soit connu; il meurt obscur et dans la foule : il vivait de même, à la vérité, mais il vivait; et c'est l'une des sources du défaut de courage dans les conditions

(1) Mémoires de la cour.

(2) Chap. IX, no 41.

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