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daient la moitié de Rome un asile sûr pour tous les crimes (1). Par un autre abas, ce qui entrait dans Rome sous le nom des ambassadeurs ne payait point d'entrée; le commerce en souffrait, le fisc en était appauvri. Le pape Innocent XI obtint enfin de l'Empereur, du roi d'Espagne, du roi de Pologne et du nouveau roi d'Angleterre Jacques II, qu'ils renonçassent à ces droits injustes et abusifs. Le nonce du pape en France, Ranucci, proposa à Louis XIV de concourir comme les autres rois à la tranquillité et au bon ordre de la ville de Rome. Louis XIV, très mécontent du pape, répondit qu'il ne s'était jamais réglé sur l'exemple d'autrui, et que c'était à lui de servir d'exemple. M. de Lavardin, ambassadeur de France, se présenta en armes aux portes de Rome; le pape lui défendit d'entrer sous peine d'excommunication. Il entra néanmoins, escorté de 400 gardes de la marine, de 400 officiers volontaires et de 200 hommes de livrée, tous armés ; il prit possession de son palais, de ses quartiers et de l'église Saint-Louis des Français, autour desquels il posa des sentinelles et fit faire la ronde comme dans une place de guerre. Le cardinal d'Estrées, chargé des affaires de France à Rome, ne put plus être admis à l'audience du pape sans recevoir l'absolution ; et M. de Lavardin ne put pas approcher du saint-père, qui ne voulait pas l'écouter. Le roi, très blessé de cette résistance, fit déclarer au nonce Ranucci, par M. de Croissy, ministre des affaires étrangères, que jadis Avignon avait été donné aux papes contre les lois du royaume ; que ses prédécesseurs et lui n'avaient pas voulu rentrer dans leurs droits, parce qu'ils favorisaient les papes, dont ils avaient lieu d'être contents; que présentement le pape en usait avec le roi d'une manière qui obligeait Sa Majesté de n'avoir plus la même condescendance; que les parlements du royaume jugeraient cette affaire, et qu'après leur jugement rendu, le roi ferait exécuter l'arrêt. Le pape demeura inébranlable (2). A la cour de France, on parlait ouvertement de la nécessité de mettre le pape à la raison, comme on y avait mis les huguenots; et l'on ne doutait pas que Sa Majesté, qui avait si bien su détruire cette secte indomptable, viendrait facilement à bout de la résistance de la cour de Rome. Bossuet était effrayé de voir tant d'arrogance et d'emportement dans des hommes qui auraient dû donner l'exemple de la modération et de la sa

(1) Siècle de Louis XIV, ch. XIV.

(2) Acte d'appel comme d'abus de la bulle du Pape portant excommunication de M. de Lavardin; Paris, chez François Muguet, 1688, in-4° de 4 pages.

gesse. « Jusques où les hommes, dit la Bruyère (1), ne s'emportent-ils point par l'intérêt de la religion dont ils sont si peu persuadés et qu'ils pratiquent si mal. »

Au moment où l'Histoire des varitions des églises protestantes parut à Paris chez la veuve Cramoisy, Étienne Michallet achevait d'imprimer les Caractères de Théophraste traduits du grec, avec les mœurs ou Caractères de ce siècle. Mais la Bruyère, avant de livrer son ouvrage au public, y fit quelques corrections (2). Il rédigeait de nouveau avec plus d'étendue la fin du Discours sur Théophraste, et il insérait dans le texte de nombreux cartons, dont quelques-uns trahissent ses préoccupations du moment (3). Exemples:

1o « La prévention du peuple en faveur de ses princes est si aveugle, que s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait jusqu'à l'idolâtrie (4), le seul mal sous ce règne que l'on pouvait craindre. » On n'eût pas manqué de voir là une attaque à la personne du roi. L'auteur substitua des grands à de ses princes; il supprima le seul mal sous ce règne que l'on pouvait craindre. Ainsi le sens se trouva complètement changé. Les princes du sang eux-mêmes ne pouvaient plus se plaindre.

2o « L'on est né quelquefois avec des mœurs faciles, de la complaisance et tout le désir de plaire; mais par les traitements que l'on reçoit de ceux avec qui l'on vit ou de qui l'on dépend, l'on est bientôt jeté hors de ses mesures et même de son naturel : l'on a des chagrins et une bile que l'on ne se connaissait point, l'on se voit une autre complexion, l'on est enfin étonné de se trouver dur et épineux (5). Il y a des gens qui apportent en naissant chacun de leur part de quoi se haïr pendant toute leur vie et ne pouvoir se supporter. » La Bruyère supprima cette dernière phrase: il n'avait pas de ces haines dont il parlait et il ne fallait pas les supposer chez d'autres, surtout en ces temps de querelles et de soupçons.

3o Après avoir fait le portrait de M. le Camus, évêque de Grenoble, nouvellement nommé cardinal par le pape en dépit du roi, la Bruyère avait ajouté (6): « Comment lui est venue, dit le peuple, cette nouvelle dignité? » On ne le savait que trop bien à la cour de France; le peuple

(1) Chap. XVI, no 24.

(2) Servois, Notice biographique, t. III, p. 135-138.

(3) Servois, Note sur l'exemplaire de M. de Villeneuve.

(4) Chap. IX, no 1.

(5) Chap. XI, n° 15.

n'avait pas le droit alors de poser de telles questions; Sa Majesté n'avait pas à lui rendre compte de sa conduite. A l'impertinente question du peuple, la Bruyère substitua cette réflexion : « Les temps sont changés, il est menacé sous ce règne d'un titre plus éminent. » La menace ainsi datée est antérieure à la nomination du nouveau cardinal, et n'est plus si blessante pour le prince qu'on appelait (1) « la plus vive image de la Divinité ».

On a publié dans les éditions du dix-huitième siècle une lettre de Bussy-Rabutin datée de Paris, 10 mars 1688, et adressée à M. de Termes (2) : « J'ai lu avec plaisir, Monsieur, la traduction de Théophraste : elle m'a donné une grande idée de ce Grec ; quoique je n'entende pas sa langue, je crois que M. de la Bruyère a trop de sincérité pour ne l'avoir pas rendu fidèlement. Mais je pense aussi que le Grec ne se plaindrait pas de son traducteur, de la manière dont il l'a fait parler français. Si nous l'avons remercié comme nous l'avons dû faire, de nous avoir donné cette version, vous jugez bien quelles actions de grâces nous avons à lui rendre d'avoir joint à la peinture des mœurs des anciens celle des mœurs de ce siècle. Mais il faut avouer qu'après nous avoir montré le mérite de Théophraste par sa traduction, il nous l'a un pen obscurci par la suite. Il est entré plus avant que lui dans le cœur de l'homme; il y est même entré plus délicatement et par des expressions plus fines. Ce ne sont point des portraits de fantaisie qu'il nous a donnés : il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas une décision sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d'une longue expérience du monde, j'ai trouvé à tous les portraits qu'il m'a faits des ressemblances peut-être aussi justes que ses propres originaux, et je crois que pour peu qu'on ait vécu, ceux qui liront son livre en pourront faire une galerie.

«Au reste, Monsieur, je suis de votre avis sur la destinée de cet ouvrage, que, dès qu'il paraîtra, il plaira fort aux gens qui ont de l'esprit, mais qu'à la longue il plaira encore davantage. Comme il y a

un beau sens

enveloppé sous des tours fins, il sautera aux yeux, c'est

à-dire à l'esprit, à la révision. Tout ce que je viens vous dire vous fait voir combien je vous suis obligé du présent que vous m'avez fait, et m'engage à vous demander ensuite la connaissance de M. de la Bruyère. Quoique tous ceux qui écrivent bien ne soient pas toujours

(1) Chap. XVI, no 28.

(2) Correspondance de Bussy, édition de M. Lud. Lalanne, t. VI, p. 122.

de fort honnêtes gens, celui-ci me paraît avoir dans l'esprit un tour qui m'en donne bonne opinion et qui me fait souhaiter de le connaître. »

Il est regrettable que l'on n'ait pas retrouvé l'original de cette lettre, car elle exprime bien les sentiments du public lorsque parut le livre de la Bruyère. Voici la réponse à cette lettre (1): « L'on n'écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins en écrivant faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage? Si l'on jette quelque profondeur dans certains écrits, si l'on affecte une finesse de tour, et quelquefois une trop grande délicatesse, ce n'est que par la bonne opinion qu'on a de ses lecteurs. >>

Tous les lecteurs de la Bruyère n'avaient pas bonne opinion de lui. De Visé, directeur du Mercure galant, raconte ainsi (2) le succès du livre des Caractères : « Je me trouvai à la cour le premier jour que les Caractères parurent, et je remarquai de tous côtés des pelotons où l'on éclatait de rire. Les uns disaient : « Ce portrait est outré ; » les autres : « En voilà un qui l'est encore davantage. >> « On dit telle chose

de madame une telle, disait un autre ; et monsieur un tel, quoique le plus honnête homme du monde, est très maltraité dans un autre endroit. Enfin la conclusion était qu'il fallait acheter ce livre pour voir les portraits dont il est rempli, de peur que le libraire n'eût ordre d'en retrancher la meilleure partie. Voilà les effets que la satire produit. Les auteurs en sont souvent éblouis, et attribuent à la beauté de leurs ouvrages ce qui n'est dû qu'au mal qu'ils disent de quantité de personnes. » Ce témoignage d'un ennemi, que la Bruyère avait mis immédiatement au-dessous de rien, a bien sa valeur. L'exagération de certains détails est évidente; mais le fond du tableau doit être assez vrai. La Bruyère répondit aussitôt à ces critiques avec un suprême

(2) Mercure galant, juin 1693, p. 259-284.

dédain. « Un anteur sérieux, dit-il (1), n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer une sottise. » Il aurait pu ajouter que cette raillerie froide des mauvais plaisants ne s'attaque guère qu'anx livres qui sont lus et connus du public, c'est-à-dire dont le succès les importune.

En 1686, Mie de Scudéry (2) signalait l'existence d'une assemblée de nouvellistes qui se tenait dans les jardins du Luxembourg à Paris. Cette assemblée durait encore en 1697, car Gourville dictait alors à ses secrétaires ces curieuses révélations. « Le plus ancien de mes domestiques se nomme Belleville: il est avec moi depuis trente-deux ans. Il est devenu fameux nouvelliste, fort accrédité dans l'assemblée du Luxembourg; au retour de là il ne sort guère de ma chambre, et m'entretient, quand je n'ai pas autre chose à faire. » Je suppose que Belleville parla mal des Caractères dans l'assemblée du Luxembourg. La Bruyère n'avait aucune sympathie pour M. de Gourville. et il n'est pas difficile de s'en apercevoir en lisant son livre. Il est possible que Gourville ait vu dans cette publication un acte d'hostilité ouverte. Dans ce cas Belleville était obligé de soutenir la cause de son maître. « Une médisance anonyme est plus odieuse qu'une franche calomnie. Attaquer M. de Gourville dans la maison de Condé, c'était décrier Leurs Altesses elles-mêmes. Une pareille trahison ne pouvait demeurer impunie. » Tel est à peu près, si je ne me trompe, ce que l'on dut dire dans l'assemblée du Luxembourg. C'est pourquoi la Bruyère rappela au sentiment de leur devoir les nouvellistes qui semblaient l'oublier (3): « Le devoir du nouvelliste est de dire : « Il y a tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy (ou chez Michallet), en tel caractère, il est bien relié et en beau papier, il se vend tant. » Il doit savoir jusques à l'enseigne du libraire qui le débite sa folie est d'en vouloir faire la critique.» Notez que Belleville était entré chez M. de Gour

(1) Chap. I, n° 28.

(2) Conversations morales.

(3) Chap. I, n° 33.

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