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çant, par la bonne opinion qu'il avait du sien. Bref, Xaintrailles, familier avec les grands, effronté avec les petits, toujours professeur de manières impertinentes, avait, malgré les plaisanteries de tous, si bien cheminé (1) dans la maison de Condé, qu'il ne connaissait plus ceux qui étaient entrés avec lui.

Vers l'automne de 1687, il gouvernait absolument M. le Duc et se promenait avec S. A. S. dans son carrosse.« D'où vient, pensait la Bruyère (2), qu'Alcippe me salue aujourd'hui, me sourit, se jette hors d'une portière de peur de me manquer? Je ne suis pas riche, et je suis à pied : il doit, dans les règles, ne pas me voir. N'est-ce pas pour être vu lui-même dans un même fond avec un grand? » Être vu dans un même fond avec un grand, c'était une grosse affaire en ce temps-là (3). Un jour, le Dauphin revenait de la chasse, où il avait été fort loin son carrosse rompit ; il n'avait avec lui que le prince de Conti et M. de Sainte-Maure. Le carrosse de M. le Duc, qui l'attendait, se trouva fort heureusement à portée; MM. de Xaintrailles et Sillery, premier écuyer du prince de Conti, mirent tous deux pied à terre, quoique le carrosse pût aisément contenir six persounes. Monseigneur y monta avec le prince de Conti et Sainte-Maure, et laissa Xaintrailles et Sillery sur le chemin; mais fâché de l'aventure, il la conta au roi, qui, d'un ton sec et décidé : « Je le crois bien, dit-il : faire monter avec vous des domestiques de prince du sang, ce serait une belle chose, ou que, même sans vous, ils montassent dans votre carrosse! >>

Xaintrailles avait toujours la passion du jeu (4). Un jour qu'à Fontainebleau il était engagé dans une partie sérieuse, M. le Duc profita de sa distraction pour se dérober finement, et partit avec trois on quatre jeunes gens dans un fiacre qui les mena vite à Paris : ils y firent, dit-on, grande débauche. Peu après, le 22 octobre, le roi, qui attendait avec impatience que M. le Prince arrivât à Fontainebleau, lui dit qu'il n'était pas content de la conduite de M. le Duc (5). Sa Majesté ne voulait plus qu'il vit certains jeunes gens qui l'avaient accompagné dans un mauvais lieu à Paris. M. le Duc ne songea qu'à justifier ses amis; il dit que c'était lui qu'on devait punir, et non pas ces

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messieurs, qui avaient fait tout ce qu'ils avaient pu pour le retenir. Ces messieurs étaient le marquis de Bellefonds, fils unique du maréchal de ce nom et colonel de régiment de Royal-Comtois, le comte de Chémerault, colonel de l'un des quatorze nouveaux régiments, le marquis de Château-Renault, colonel du régiment de Cambrésis, tous hommes de valeur, mais courtisans assidus de Msr le Dauphin. Dangeau cite encore le petit Broglie, l'ancien camarade de M. le Duc au collège Louis le Grand, qui amusait M. de Lamoignon par son caquet, dit Mme de Sévigné (1). Bussy-Rabutin ne daigne pas le nommer. Nous admettons comme la vérité le témoignage de M. le Duc devant le roi en faveur de ces messieurs. On se rappela comment, l'an passé dans l'intrigue de Mme de Polignac, le Dauphin avait abandonné ses amis et complices, et comment M. de Créqui avait payé doublement pour lui et pour les autres (2). Les amis de M. le Duc ne furent ni chassés ni punis: il fut fort loué de ce procédé-là.

Le roi se plaignait de Xaintrailles, et dit à M. le Prince qu'il s'étonnait qu'il fit entrer un homme comme celui-là dans son carrosse. « M. le Prince répondit, s'il faut en croire Bussy (3), que Monsieur son père y avait toujours fait entrer les chevaliers de Rivière, les Lussans et les Briords. Le roi lui répliqua qu'il y avait une grande différence entre ces gens-là et celui-ci. Je vois bien, ajoute Bussy, que S. M. ne croit pas que ce Xaintrailles-ci soit le Xaintrailles de Poton, et je le tiens pour bien averti. Cependant il est désigné successeur de la Tournelle dans l'élection de Bourgogne, si le discours du roi ne change pas ce choix. » Le discours du roi ne changera rien. Puisqu'on avait pardonné aux compagnons de M. le Duc, il faudra bien pardonner aussi à M. de Xaintrailles, qui n'était pas plus coupable qu'eux.

Ce qu'il y avait de plus immoral dans cette honteuse affaire, ce furent les louanges que reçut M. le Duc. « Si l'on savait rougir de soi, dit la Bruyère (4), que de crimes, non seulement cachés, mais publics et connus, ne s'épargnerait-on pas! Mais les hommes sur la conduite des grands et des petits indifféremment (5) sont prévenus, charmés, enlevés par la réussite : il s'en faut peu qu'une sale entre

(1) T. VIII, p. 388.

(2) Chap. IX, no 38.

(3) Mme de Sévigné, t. VIII, p. 136.

(4) Chap. XI, n 151.

prise ne soit louée comme la vertu même, et que le bonheur ne tienne lieu de toutes les vertus. » M. le Duc opposait à ces critiques un silence dédaigneux.

Les jeunes gens se moquaient bien de ce que pouvait dire la Bruyère. Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse (1)? Elle peut et elle sait; ou du moins quand elle saurait autant qu'elle peut, elle ne serait pas plus décisive. » — A quoi M. le Duc répondait que la Bruyère était un sot. M. le Prince l'avait entendu sans y faire attention. Il était venu à la cour, non pour s'occuper de ces bagatelles, mais sur le bruit que le roi allait faire une grande promotion de chevaliers du Saint-Esprit, et pour obtenir le cordon de l'ordre en faveur de M. le comte de Lussan. C'était ce M. de Lussan qui, à Senef, quand Condé tomba blessé dans les bras de son fils, le tira de dessous son cheval, l'emporta sur ses épaules, le remonta et lui sauva la vie. Condé lui avait promis la décoration du Saint-Esprit, et M. de Lussan ne l'avait jamais reçue. Alors (2), quoique gentilhomme de la chambre de Condé, il s'était retiré en Languedoc et n'était pas revenu à la cour; il n'avait même pas assisté aux obsèques de Condé : il manquait de cœur, disait M. le Duc. « Faibles hommes (3)! Un grand dit de Timagène, votre ami, qu'il est un sot, et il se trompe. Je ne demande pas que vous répliquiez qu'il est homme d'esprit : osez seulement penser qu'il n'est pas un sot. De même il prononce d'Iphicrate qu'il manque de cœur; vous lui avez vu faire une belle action rassurez-vous, je vous dispense de la raconter, pourvu qu'après ce qu'a prince, vous vous souveniez encore de la lui avoir vu faire. >> Timagène est le nom d'un vieil historien grec, et Iphicrate celui d'un général athénien, tous gens hors de mode.

dit un

M. le Duc, excité par ses succès, ne borna pas là ses plaisanteries. Le 26 octobre à Fontainebleau (4), on trouva dans la chambre des filles d'honneur de Mme la Dauphine un mauvais livre, intitulé l'École des filles (5), parce qu'il leur enseignait ce qu'elles ne devaient pas savoir. L'auteur avait été condamné à mort pour l'avoir publié. Ce livre était derrière le lit de M11e de Montmorency d'Artois, la protégée

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(3) Chap. VIII, no 78.

(4) Dangeau.

(5) L'École des filles, par Hélot; Paris, 1672, ou Fribourg, 1668, mais imprimé en Hollande.

2

LA BRUYÈRE.

T. II.

-

de M. le Prince. - Grand scandale! On voulut savoir qui avait donné ce livre. Mlle de Montmorency répondit que c'était M. le Duc pour une de ses compagnes. Celle-ci nia fortement. On ne put éclaircir ce dernier point, tant il y eut de dits, redits et contredits sur le même sujet. La jeunesse est si heureuse, que tout lui sourit ; le mauvais livre avait le titre d'un livre de piété ou d'éducation, et il avait été accepté pour cela de la main de M. le Duc. La Bruyère explique ainsi ce qui se passa (1) : « On ouvre un livre de dévotion, et il touche; on en ouvre un autre qui est galant, et il fait son impression. Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses contraires, et admet les incompatibles? >> Toutefois la plus grande faute de Me de Montmorency était de n'avoir pas su se taire. Mais Mme de Montchevreuil alla faire ses plaintes au roi, qui déclara ne vouloir plus s'occuper de ces demoiselles. La chambre des filles allait donc être cassée : qu'allaient-elles devenir? La plus grande désolation régnait parmi elles. La Dauphine, pour les consoler, leur promit sa protection, si elles se conduisaient mieux.

On loua beaucoup la généreuse tolérance de Me la Dauphine. Les princesses ne sont pas faites pour la solitude (2): elles se doivent au public. Encore qu'elles ne veuillent être qu'à Dieu, leur condition les oblige à se prêter quelquefois au monde, pour être comme des liens entre les souverains et les sujets qui les approchent, pour remplir les jours vides des courtisans et leur ôter l'ennui d'une triste et pénible oisiveté, pour calmer et suspendre par d'honnêtes et nécessaires divertissements les passions secrètes qui les dévorent, pour entretenir entre eux la paix et la société en les rassemblant tous les jours auprès du trône qu'ils révèrent. Les dames et les filles d'honneur qui entouraient les princesses devaient les aider à remplir ces fonctions politiques de la plus haute importance. Aussi la beauté heureuse, dit Saint-Simon (3), était sous Louis XIV la dot des dots. Une fille d'honneur, belle et considérée, qui savait cheminer dans une cour, fût-elle la fille d'un marmiton, comme Mme de Soubise, était sûre de faire une grande fortune par son mariage; ou si elle entrait dans une maison obérée sans y apporter un écu, comme Me de Laval en épousant M. de Roquelaure (4),

(1) Chap. IV, no 73.

(2) Fléchier, Oraison funèbre de la Dauphine.

(3) T. V, p. 78.

son art et son crédit pouvaient rendre cette maison l'une des plus solidement riches du royaume. Tout dépendait de la bienveillance du roi, ou plutôt, depuis que le roi était dévot, de la bienveillance de Mme de Maintenon. Or Mme de Maintenon était indignée de ce qu'elle voyait à la cour le prestige de sa puissance y avait attiré plus de dames qu'à l'ordinaire, et jamais il n'y eut plus de brouillerie avec les dames qu'à cette époque. Mme de Roquelaure fut insultée par un grand (1), qui se vantait d'avoir obtenu d'elle ce qu'elle ne lui avait point accordé. Elle se justifia fort bien; l'on prétendit qu'il était amoureux d'elle et qu'il avait voulu se venger de sa cruauté. Mme d'Arpajon, dame d'honneur de la Dauphine, et qui avait moins d'esprit que Mme de Roquelaure, eut querelle avec le marquis de Bellefonds, fils du maréchal. Le roi se mit en colère. Le maréchal de Bellefonds mena son fils auprès de Mme d'Arpajon lui demander pardon, et il emmena chez lui une de ses filles qui avait été jusque-là auprès de la Dauphine. La fin du séjour à Fontainebleau fut attristée par divers incidents de ce genre ; à Versailles, ce fut encore pire. La cour pouvait changer de lieu, elle portait partout avec elle cette morale païenne qui accepte la raillerie comme une marque d'esprit. « O mon Dieu! que vous êtes heureuses! écrivait Mme de Maintenon aux dames de Saint-Cyr (2), que ne pouvezvous voir de plus près les peines qu'on prend ici pour avoir de la joie et du plaisir, sans pouvoir y parvenir! On est livré à toutes ses passions; rien ne retient, et l'on ne peut se divertir. » — « Il y a, dit la Bruyère (3), une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères. » C'est précisément cette espèce de honte qu'il éprouvait alors.

Mais les jeunes gens de la cour étaient en belle humeur : ils s'amusaient (4) à conter les nouvelles les plus compromettantes pour les demoiselles d'honneur de la Dauphine, et n'épargnaient personne. Les événements les plus simples devenaient des aventures romanesques pour ces jeunes fats qui voulaient montrer leur esprit (5). Ils faisaient parler les femmes les plus respectables, et mettaient dans leur bouche de petites façons de parler ridicules. La Bruyère était indi

(1) Dangeau.

(2) Lettres historiques, t. I, p. 55.

(3) Chap. XI, n° 82.

(4) Chap. v, n° 11.

(5) Mercure galant, p. 44, no de novembre 1687. Réponse en vers d'une demoiselle à qui l'on conseille d'aimer

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