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grands hommes qui les ont portés. Il s'en trouve enfin qui, nés à l'ombre des clochers de Paris, veulent être flamands ou italiens, comme si la roture n'était pas de tout pays, allongent leurs noms français d'une terminaison étrangère, et croient que venir de bon lieu c'est venir de loin. »

Folie étrange! A quoi sert pareille noblesse? Qui peut y croire ? M. le Prince faisait là-dessus de bons contes et se moquait de l'évêque de Noyon. « Un homme de la cour qui n'a pas un assez beau nom, doit l'ensevelir sous un meilleur (1); mais s'il l'a tel qu'il ose le porter (2), il doit alors insinuer qu'il est de tous les noms le plus illustre, comme sa maison de toutes les maisons la plus ancienne : il doit tenir aux PRINCES LORRAINS, aux ROHANS, aux CHATILLONS, aux MONTMORENCIS, et s'il se peut, aux PRINCES DU SANG; ne parler que de ducs, de cardinaux et de ministres ; faire entrer dans toutes les conversations ses aïeuls paternels et maternels, et y trouver place pour l'oriflamme et pour les croisades; avoir des salles parées d'arbres généalogiques, d'écussons chargés de seize quartiers, et de tableaux de ses ancêtres et des alliés de ses ancêtres ; se piquer d'avoir un ancien château à tourelles, à créneaux et à mâchecoulis; dire en toute rencontre : ma race, ma branche, mon nom et mes armes; dire de celui-ci qu'il n'est pas homme de qualité, de celle-là qu'elle n'est pas demoiselle; ou si on lui dit qu'Hyacinthe (3) a eu le gros lot, demander s'il est gentilhomme. Quelques-uns riront de ces contre-temps, mais il les laissera rire; d'autres en feront des contes, et il leur permettra de conter; il dira toujours qu'il marche après la maison régnante; et à force de le dire, il sera cru. »

M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, était célèbre par sa vanité. Il prétendait marcher de pair avec les Condé, et se faisait reconduire par M. le Prince. On citait de lui mille faits et dits parfaitement ridicules; mais nulle part on n'en riait plus que dans la maison de Condé. Le portrait que trace la Bruyère du personnage, de ses prétentions et du succès qu'il obtint, n'est pas trop chargé. Tout son appartement à Noyon était rempli de ses armes jusqu'aux plafonds et aux planchers. Dans sa galerie, une carte représentait les saints et

(1) Chap. VIII, no 20.

(2) Mémoires de Saint-Simon, t. I, p. 280-281. Journal de Dangeau, Note de Saint-Simon sur le 28 février 1699, t. VII, p. 33-39.

les saintes de sa maison. Et il fit publier leur histoire sous le nom de Cousin en 1698, avec son éloge. Aux deux côtés de cette galerie, on voyait deux grands tableaux généalogiques avec ces deux titres : 1o descente de la très auguste maison de Clermont-Tonnerre des empereurs d'Orient; 2o descente de la très auguste maison de ClermontTonnerre des empereurs d'Occident. Naturellement pour remonter si haut, il fallait avoir recours aux aïeux maternels. « A combien d'enfants, disait le moraliste (1), serait utile la loi qui déciderait que c'est le ventre qui anoblit (2)! mais à combien d'autres serait-elle contraire! »

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La Bruyère se souvenait de ce que dit Platon des admirateurs de la noblesse, qui déclarent qu'un homme est bien né parce qu'il peut compter un certain nombre d'aïeux riches (3): « Ces gens-là ont la vue basse et courte, et ne savent embrasser de leur regard la suite des siècles ils sont incapables de calculer les milliers innombrables d'aïeux et d'ancêtres dont descend chacun de nous, ni la multitude infinie qui s'y trouve de riches et de pauvres, de rois et d'esclaves, de Grecs et de barbares. » Sénèque a résumé cette pensée en ces termes (4): « Il n'y a pas de roi qui ne soit issu d'esclaves, pas d'esclave qui ne soit issu de rois. » La Bruyère a déjà dit la même chose (5) en termes moins absolus et plus proches de la vérité (6) : « Il y a peu de familles dans le monde qui ne touchent aux plus grands princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple. »

Cette philosophie était fort curieuse; mais M. le Duc avait son temps tout occupé par des affaires plus importantes. Lever et coucher du roi, grandes entrées, appartement, bals, spectacles, chasses et promenades, divertissements et voyages, il était de tout et partout. Il ne trouvait plus un seul instant qui lui appartînt : les jours, les semaines, les mois, passaient si vite! « Ceux qui emploient mal leur temps (7) sont les premiers à se plaindre de sa brièveté : comme ils le consument à s'habiller, à manger, à dormir, à de sots discours, à

(1) Chap. XIV, no 11.

(2) Mss. Bibl. nationale Lm3,213. Réponse à M. de Noyon.

(3) Théétète de Platon, éd. de Deux-Ponts, t. II, p. 118, 119.

(4) Quatrième lettre à Lucilius.

(5) Cf. chap. I de ce livre.

(6) Chap. XIV, no 12.

(7) Chap. XII, no 101. Cf. le Chevalier à la mode, par Dancourt, et le Mercure galant, octobre 1687, p. 380.

résoudre ce qu'ils vont faire demain et souvent à ne rien faire, ils en manquent pour leurs affaires et pour leurs plaisirs. Ceux au contraire qui en font meilleur usage en ont toujours de reste. »

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Rempli de ces pensées, « il en coûtait à la Bruyère de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l'on eût pu croire (1) avec son mérite il avait trop de modestie pour penser qu'il fit le moindre plaisir aux princes s'il se trouvait sur leur passage, se postait devant leurs yeux et leur montrait son visage : il était plus proche de se persuader qu'il les importunait, et il avait besoin de toutes les raisons tirées de l'usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût pour se faire voir, et il fait sa cour avec d'autant plus de confiance qu'il est incapable de s'imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu'il fait lui-même. »

« Les cours ne sauraient se passer (2) d'une certaine espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs, étudient les faibles et flattent toutes les passions; ils font les modes, raffinent sur le luxe et sur la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de consumer de grandes sommes en habits, en meubles et en équipages; ils ont euxmêmes des habits où brillent l'invention et la richesse, et ils n'habitent d'anciens palais qu'après les avoir renouvelés et embellis ; ils mangent délicatement et avec réflexion; il n'y a sorte de volupté qu'ils n'essaient, et dont ils ne puissent rendre compte. Ils doivent à eux-mêmes leur fortune, et ils la soutiennent avec la même adresse qu'ils l'ont élevée. Dédaigneux et fiers, ils n'abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent plus; ils parlent où les autres se taisent, entrent, pénètrent en des endroits et à des heures où les grands n'osent se faire voir : ceuxci, avec de longs services, bien des plaies sur le corps, de beaux emplois ou de grandes dignités, ne montrent pas un visage si assuré, ni une contenance si libre. Ces gens ont l'oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes, ne sortent pas du Louvre ou du Château, où ils marchent et agissent comme chez eux et dans leur domestique, semblent se multiplier en mille endroits, et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une

(1) Chap. II, n° 14.

cour; ils embrassent, ils sont embrassés ; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des contes : personnes commodes, agréables, riches, qui prêtent, et qui sont sans conséquence. » Ces courtisans n'étaient pas rares à la cour de Louis XIV; on cite Lenglée comme celui qui réunissait le mieux les qualités de l'espèce. On n'en manquait pas non plus dans la maison de Condé (1) : Xaintrailles est celui qui se rapprochait le plus de l'idéal tracé par la Bruyère.

Nous avons vu comment M. de Xaintrailles, très petit et très mince gentilhomme, était venu du fond de la province dans la maison de Condé, où il avait été nommé premier écuyer de M. le duc de Bourbon. Nous avons vu aussi comment il avait été envoyé par M. le prince de Lorraine au-devant des princes de Conti; il avait déplu au roi pour cette action, et il avait été tenu à l'écart pendant tout le temps que dura l'exil du prince de Conti. Alors M. de Briord était gouverneur politique auprès du duc de Bourbon. Depuis que le prince de Conti avait obtenu sa grâce auprès du roi par les prières de Condé mourant, Xaintrailles était revenu à sa place auprès de M. le Duc. Mais il n'oubliait pas la leçon qu'il avait reçue de Sa Majesté. On lui trouvait à la cour une attitude singulière et embarrassée. Il y avait da louche dans sa conduite, du mystère dans ses mœurs (2). Molière a peint ce caractère dans le Misanthrope, sous le nom de Timante :

C'est, de la tête aux pieds, un homme tout mystère,

Qui vous jette en passant un coup d'œil égaré,

Et sans aucune affaire est toujours affairé;

De la moindre vétille il fait une merveille,

Et jusques au bonjour il dit tout à l'oreille (3).

Mais Xaintrailles fut désigné à la fin de 1687 par M. le Prince pour être élu de la noblesse de Bourgogne. La Bruyère observa l'effet que produisit à la cour ce petit événement (4): « Timante, toujours le même, et sans rien perdre de ce mérite qui lui a attiré la première fois de la réputation et des récompenses, ne laissait pas de dégénérer dans l'esprit des courtisans : ils étaient las de l'estimer; ils le saluaient

(1) Cf. Mémoires de Saint-Simon et Notes sur Dangeau.

(2) Acte II, sc. v. Cf. Note de Brossette. Œuvres de Boileau, éd. Fabri et Barillot, t. IV,

p. 186.

(3) Dissertation sur la Joconde, de M. l'abbé Levayer. Timante est un M. Saint-Gilles

de la vieille cour.

(4) Chap. VIII, no 56.

froidement, ils ne lui souriaient plus, ils commençaient à ne plus le joindre, ils ne l'embrassaient plus, ils ne le tiraient plus à l'écart pour lui parler mystérieusement d'une chose indifférente, ils n'avaient plus rien à lui dire. Il lui fallait cette pension ou ce nouveau poste dont il vient d'être honoré pour faire revivre ses vertus à demi effacées de leur mémoire, et en rafraîchir l'idée : ils lui font comme dans les commencements, et encore mieux. »

M. de Xaintrailles n'avait auprès de M. le Duc ni le même titre que M. de Montausier auprès du Dauphin, ni la même vertu ; mais il avait, comme M. de Montausier (1), le propos moral et sentencieux ; et quoiqu'il ne commandât que l'écurie, il jouissait auprès de M. le Duc d'une grande autorité. La jeunesse du prince était pour lui la source d'une belle fortune (2). Il apprenait à M. le Duc à faire grande dépense (3), et en même temps il s'enrichissait; il ne percevra pas moins de douze mille francs par an de sa magnifique sinécure dans les finances du gouvernement de Bourgogne; mais, pour marquer son désintéressement, il assurait qu'il était moins touché du don que de la manière dont il lui avait été fait. « Ce qu'il y avait en cela de sûr et d'indubitable, observait la Bruyère (4), c'est qu'il le disait ainsi. Vraiment, c'est rusticité que de donner de mauvaise grâce : le plus fort et le plus pénible est de donner. Que coûte-t-il d'y ajouter un sourire? >> Tous les courtisans à qui le prince venait d'accorder un bon gouvernement, une place éminente ou une forte pension, tenaient. le même langage (5). La Bruyère appelait Xaintrailles Alcippe : c'était le nom d'un fameux joueur de piquet dans Molière (6); c'était aussi le nom d'une bonne ménagère dans Virgile (7), chargée de garder à la maison les agneaux nouvellement sevrés. Xaintrailles n'était déjà plus avec ceux avec qui il paraissait être : il était si plein de sa grandeur et si distrait (8), qu'il aurait appelé la Bruyère la Verdure. Il feignait de ne pas se souvenir de certains noms qu'il croyait obscurs (9), et il affectait de les corrompre en les pronon

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