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De Gérando et Tennemann. Les philosophes ont vu, avec une joie trompeuse, leur étude de prédilection détachée de la théologie; dans des volumes parallèles, et avec une erreur semblable, les théologiens ont vu la leur détachée de la philosophie. C'était là ce qu'on avait voulu, et c'était le plus facile. Mais il en est résulté des œuvres très imparfaites, surtout pour les époques où la philosophie a constitué la théologie, par exemple, l'époque dite Alexandrine, ou celle de saint Clément et d'Origène; l'époque où la théologie a constitué la philosophie, ou celle de la scolastique, et enfin l'époque où la théologie a subi l'empire de la philosophie, ou celle de Descartes à Kant. Aussi le sentiment d'une ère nouvelle à inaugurer semble-t-il percer dans quelques-uns des meilleurs ouvrages du jour. J'en citerai, outre celui de M. Erdmann, philosophe, théologien et écrivain populaire, mais qui ne traite dans ses derniers volumes que de la philosophie en Allemagne [Geschichte der neueren Philosophie, 4 vol.], celui de M. Ritter, qui a joint à son histoire de la philosophie ancienne une histoire de la philosophie chrétienne, qu'il termine avec Rousseau, c'est-à-dire au moment où le débat entre le christianisme et la philosophie est le plus vif et reprensenté par l'écrivain le plus sérieux. Un ouvrage sur l'histoire de la philosophie du moyen âge, publié parmi nous [Etudes sur la philosophie dans le moyen âge, par Rousselot, 3 vol.], et un autre fourni par l'Allemagne [Gladisch, die Religion und Philosophie in ihrer weltgesch. Entwicklung und Stellung zu einander], abordent le sujet avec un esprit de conciliation très remarquable. Cependant, leur point de vue n'est pas tout à fait le nôtre. La religion n'est pas la théologie; la foi n'est pas la science; c'est de celle-ci, de la religion prise sous la forme de théologie spéculative, que nous nous occupons, de la religion engagée dans la philosophie, et en tant que la philosophie est

engagée dans ses débats à elle. Or, c'est là son état ordinaire au point qu'il n'y a pas de philosophie qui ne soit, ou sortie d'une théologie, ou bien opposée à une théologie, ou enfin unie à une théologie. Ainsi, faire l'histoire de la philosophie séparée de la théologie, c'est faire l'histoire d'un être de raison, d'une chose qui n'existe pas et n'a jamais existé. Aussi n'est-ce qu'un moment qu'on est surpris de voir plusieurs professeurs de philo sophie comprendre l'intimité des deux sciences en ce sens, qu'ils veulent exposer la métaphysique dans ses rapports avec l'histoire des dogmes [V. les derniers programmes de l'Université de Berlin].

Et, en effet, rien n'est plus propre à faire sentir la légitimité de cette alliance qu'un coup d'œil sur les rapports qui ont toujours eu lieu entre la philosophie et la religion, avant comme depuis l'apparition du christianisme.

RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE AVEC LA RELIGION
AVANT LE CHRISTIANISME.

On doit distinguer, dans l'ère ancienne, deux grandes périodes, dont la première s'étend de l'origine de la spéculation jusqu'à Thalès, et présente, dans toute sa puissance, l'union de la religion et de la philosophie, et dont la seconde, postérieure au fameux chef de l'école ionienne, en offre la séparation.

La première, autrefois rejetée de l'histoire de la phi.osophie, en est la plus longue et peut-être la plus glorieuse de toutes. Pleine de vie et de jeunesse, elle en est la plus créatrice. Sans expérience, elle a d'autant plus de hardiesse et d'audace. Tout y est spontanéité, intuition ou théorie dans le sens du mot grec. Tout ce qui

se réveille dans sa pensée est révélation divine, tout est foi et religion ou poésie et art. La critique est déjà née ; elle est aussi ancienne que l'intelligence, puisqu'elle n'est que le discernement, qui est inséparable de la raison et qui en constitue l'essence; mais elle est faible, et le terme technique n'existe pas encore dans son acception moderne. En général, les termes abstraits manquent dans les origines. Celle des littératures orientales qui est la plus occidentale de toutes et qui est devenue pour nous comme l'abrégé des autres, la littérature des Hébreux, donne une idée assez exacte de cette situation. Elle n'a pas le mot de religion, le mot de poésie, le mot de philosophie; mais elle a si bien les choses que tout y est religion et poésie. Tout n'y est pas philosophie, mais il y a intelligence des grandes questions, et ce qui s'y trouve à un plus haut degré qu'ailleurs, c'est cette confiance de l'esprit humain dans ses créations qui résulte de la certitude, qu'il est inspiré de l'esprit divin en raison de son union avec lui comme en vertu de son origine.

On a souvent dit que cette période n'offre point de développement scientifique, point de distinction entre les idées nécessaires et les idées fournies par l'expérience, point d'investigation sur la portée de l'esprit humain, qui n'est pas sondée et dont la mesure n'est pas évaluée; qu'il a de puissantes synthèses, sans doute, mais point d'analyses, et d'autant moins de méthode dans l'art de penser que les règles même des grandes opérations de l'intelligence ne sont pas tracées.

Ce sont là en partie des faits incontestables, en partie de bien grossières erreurs; et induire de ce qu'il n'y a pas de spéculations transcendantes, pas de raisonnements subtils là où ni la logique ni la métaphysique ne sont professées; ce serait induire qu'il n'y a ni éloquence ni poésie quand la poétique et la rhétorique ne sont pas

enseignées. Loin de là, on voit s'accomplir dans cette période les plus belles et les plus grandes œuvres de l'esprit humain, et dans le jeu créateur de toutes ses facultés se présenter toutes les opérations. A côté de son laisseraller au gré de ses désirs et de ses espérances, il y a réflexion et méditation, comme il y a analyse et théorie. Un brillant écrivain l'a dit : « Il y a dans le genre humain des idées primitives, et qui reparaissent plus ou moins défigurées dans tous les temps et chez tous les peuples. Ce sont des idées sur lesquelles on ne saurait se lasser de méditer, car elles renferment sûrement quelques traces des titres perdus de la race humaine. » Si ces idées ne constituent pas une série bien scolastique, un système, elles n'en sont pas moins la véritable philosophie. Elles sont si bien la vraie philosophie, quoique le mot n'existe pas encore, que, dans quelques-unes de ces littératures, il y a les germes de tous les systèmes et les grands traits de tous leurs développements. Et quelle que soit la différence entre celle de l'Orient et celle de l'Occident, la spéculation se présente chez toutes les nations, toujours grave, souvent originale et riche à la fois, indistinctement philosophique et religieuse; tant que la séparation n'est pas faite par les écoles au nom de l'art, l'union est maintenue au nom de la nature.

En effet, le développement théologico-philosophique. présente neuf grands corps de doctrines, qui offrent, si variées qu'elles soient d'ailleurs selon les époques et les nationalités, le même caractère d'union normale, de primitive et permanente harmonie.

Le brahmanisme ou la doctrine de l'Inde, quoiqu'elle soit d'une immense richesse et qu'elle varie infiniment, n'admet le divorce de la religion et de la philosophie en aucun temps.

Le bouddhisme, qui sort de son sein comme une évolution plus complète que toutes les autres, demeure tou

jours, dans les mêmes théories et les mêmes textes, théologie et philosophie également hardie.

La philosophie de la Chine, plus morale et plus politique que religieuse, ne se sépare pas néanmoins de la religion et n'a pas besoin de s'en séparer, car la religion elle-même reste constamment, comme la spéculation philosophique, engagée dans le naturalisme panthéiste sans s'élever dans le théisme spiritualiste jusqu'au bout.

Dans le sabéisme de la Chaldée et de la Babylonie, dans le dualisme si religieux de la Perse, tout est à la fois théologie et philosophie, comme dans les théogonies de l'Egypte, qui sont la pure œuvre du sacerdoce, et le trésor complet de la vie spéculative des sanctuaires et du pays.

La séparation de la philosophie et de la religion est également inconnue dans le monothéisme de la Judée, dans l'éclectisme de la Phénicie, et dans la spéculation sacerdotale si variée de la Grèce antérieure à Thalès.

Ce dernier, le plus illustre des sept hommes éminents que la tradition citait comme les plus sages entre beaucoup d'autres, marque une des époques les plus décisives dans l'histoire de la pensée, une époque de scission entre l'élément religieux et l'élément philosophique. En effet, dans son œuvre se consomme ce grand fait : la pensée philosophique, qui était demeurée si longtemps confondue avec la pensée religieuse et qui a rarement cessé d'être en guerre avec elle depuis leur séparation, se dégage des étreintes du sacerdoce sans alarmer ce dernier et sans se faire étouffer dès son berceau. D'ordinaire les historiens de la philosophie datent de là, nonseulement l'ère de l'émancipation de la raison humaine, mais le commencement de la philosophie. Toutefois, nulle explication n'est donnée par l'histoire à cet égard, et la naissance de l'enseignement philosophique est une sorte de mystère; car, pour toute cette période, il ne se trouve

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