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personnes morales sous le nom de compagnies. Les plus sages, les mieux ordonnées parmi ces compagnies s'appliquent à empêcher que leurs titres se pulvérisent, pour ainsi dire; témoin Anzin qui ne reconnaît point d'actions mais des deniers de propriété, et n'en tient la cession valable que par acte de notaire. Les autres compagnies, et dans le nombre de très-renommées, ne prennent pas de tels soucis; les directeurs conservent à peine, comme garantie de gestion, une part de propriété si minime qu'elle en est dérisoire; ils n'ont, pour s'encourager dans leur œuvre, ni la crainte d'un risque, ni l'attrait d'un bénéfice, et, dans l'administration d'un chemin de fer, pas même une responsabilité effective. Dans la plupart des cas ils restent en présence d'un devoir de conscience et des scrupules d'un mandat. Ce n'est point assez, et, sauf quelques exceptions, on n'a ainsi que des affaires médiocrement conduites.

La famille de Wendel n'a souffert, dans le maniement des siennes, ni ces défaillances, ni ces intrusions; elle n'a pas battu monnaie avec ses titres, les livrant ainsi aux exagérations ou aux dénigrements des agioteurs; elle a écarté tout élément qui, en fractionnant la propriété, aurait affaibli l'unité de la gestion. Elle est restée maitresse absolue dans ses domaines, sans avoir de comptes à rendre ni de profits à distribuer, gardant son capital intact et en trouvant l'emploi dans des agrandissements successifs. De toutes les façons, c'était bien agir; les ouvriers y trouvaient la garantie d'un travail et de salaires réguliers, les bienfaits d'un patronage qui nait toujours d'une longue coopération, un concours gé

néreux dans les œuvres de prévoyance et d'épargne, dans l'entretien des écoles, dans ces devoirs d'assistance qui, pleinement compris, commencent au berceau pour s'étendre jusqu'à la tombe. Cette fortune acquise dans l'industrie servait donc pour une part à répandre quelque aisance parmi ceux qui en étaient les humbles agents; quant à la part des chefs, le hasard m'a mis à même de savoir ce qu'elle avait produit après deux générations d'exploitants. Entre 1857 et 1858, le tribunal de Metz eut à homologuer un partage que Mme veuve de Wendel faisait de ses biens et à l'appui duquel figurait un état estimatif. Je n'ai retenu de la somme que les nombres ronds; c'étaient 28 millions, beau plaidoyer en faveur des fers. A Rouen, j'avais eu, chemin faisant, un renseignement analogue au sujet du coton. L'un des plus opulents manufacturiers de la ville, M. FauquetLemaître, était mort la veille; on venait d'ouvrir son testament. Il avait débuté comme ouvrier et le rappelait non sans fierté; après cinquante ans d'une vie bien remplie, il laissait 32 millions. Le fer et le coton dont beaucoup se plaignent n'ont donc pas toujours fait des malheureux.

L'aspect d'Hayange confirme cette impression, et qui dit Hayange dit Moyeuvre. Distantes de trois à quatre lieues l'une de l'autre, les deux usines associées communiquent par une galerie souterraine qui suit le filon du minerai dans ses divers accidents, soit qu'il plonge, soit qu'il se relève dans des failles ou par des reliefs. On voit sur la route briller le grain du métal, et le sol est jonché de fragments que le pic ou la sonde ont dis

persés en éclats. De petits charriots emboîtés sur des rails parcourent incessamment la voie, les uns chargés, les autres à vide. Le service s'y fait à peu près de plainpied, dans les conditions les plus simples. Moyeuvre s'alimente d'un côté, Hayange de l'autre; on travaille à ciel ouvert, ou en tranchées, quand les lieux s'y prêtent; pourtant la galerie souterraine domine, et avec des niveaux qui permettent au minerai d'aboutir sans rompre charge à l'orifice des hauts fourneaux placés en contrebas dans la vallée. Cette disposition, que l'on retrouve dans beaucoup de fonderies et qui y a été obtenue par des moyens artificiels, est ici le produit de circonstances naturelles dont les ingénieurs ont su tirer parti. A raison des masses que l'on remue, point de détail n'est petit dans ces exploitations; le prix des matières est si modique qu'il faut regarder de près au moindre mouvement qu'elles doivent subir; compter par centimes n'est pas même suffisant; les fractions de centimes, quand elles se multiplient par le nombre, ne sont pas à négliger. Rien n'importe donc plus qu'un transport continu avec le moins de frais et de déchet possible, sans arrêts ni transbordements. Ces conditions se trouvent ici remplies dans toute leur rigueur.

Hayange y ajoute l'ordre parfait de ses installations. Dans un alignement régulier de 1,500 mètres environ se développent les diverses catégories de la fabrication des fontes et des fers. Chacune de ces catégories a un bâtiment et des ateliers spéciaux, un directeur, des contre-maîtres et des ouvriers qui s'en occupent exclusivement. On obtient ainsi dans chaque branche la plus

grande somme d'activité et d'habileté, le rendement le plus élevé avec le produit le mieux venu. Un ingénieur en chef et des ingénieurs sous ses ordres veillent l'un à l'ensemble, les autres aux détails. Nulle part plus vaste assortiment ne se trouvé réuni dans les mêmes murs: mouleries, fers laminés, fers feuillards, bandelettes, bandages pour roues de wagons, fers à cornières dans toutes leurs variétés, fers à T, fers creux ou pleins, fers à vitrages, fers à planchers, et vingt autres encore. Tout cela se fond, s'étire, se découpe, se façonne au milieu d'un mouvement et d'un bruit dont les proportions étonnent même ceux qui y sont le plus accoutumés. A quelle somme de travail aboutit-on ainsi? Il serait, hélas! difficile de le dire aujourd'hui que la guerre a sévi dans ce bassin de la Moselle, et y a submergé tant d'existences; mais hier encore il y avait là, entre Hayange, Moyeuvre et Stiring, de quoi donner du pain à 5,000 ouvriers et verser sur le marché une valeur de vingt à vingt-cinq millions de produits. Ces produits très-estimés font déjà un vide dans la consommation usuelle, et, quant aux ouvriers, on va voir de quels éléments se composait ce groupe aujourd'hui livré à la ruine et à la dispersion.

Dans nos pays de frontières, il s'opère toujours un certain mélange entre les bras français et les bras étrangers; l'industrie les oppose les uns aux autres et obtient ainsi une main-d'œuvre moins chère. Ainsi s'expliquent les avantages de position de Roubaix et de Mulhouse employant des Belges ou des habitants du pays de Bade. Dans le bassin de la Moselle, le même calcul

attire les excédants du duché de Luxembourg, de la Prusse et de la Bavière rhénane, même du Palatinat. De là, pour les forges de la Moselle, un certain mélange qui, tempérant ses prix, ne nuit ni à la tenue des établissements ni à la qualité du travail. Cependant Hayange se prêtait moins que d'autres à ces admissions d'auxiliaires étrangers; on en réglait strictement le nombre, on y exigeait plus de garanties qu'ailleurs. C'était de tradition; toute tradition est respectée à Hayange. François de Wendel avait voulu, autant que les éléments le permettaient, en faire une famille; il savait jusqu'au nom de son dernier ouvrier et n'aimait pas les nouveaux visages. Deux règlements de la maison consacrent cette volonté de s'attacher ceux qui l'entouraient par des traitements de faveur et témoignent à la fois son esprit d'ordre et son esprit de justice. L'un de ces règlements concerne les employés, l'autre les ouvriers; ils peuvent servir de modèles et méritent d'être analysés.

Le règlement qui concerne les employés a la rigueur et la précision d'une loi d'avancement militaire. Il comprend huit classes d'employés avec des traitements qui de 2,400 fr. descendent jusqu'à 600 fr. Il y a en outre des chefs de fabrication de trois classes, la première à raison de 2,400 fr., la seconde de 1,800 fr., la troisième de 1,500 fr. Ces émoluments sont réglés pour chaque grade d'une manière invariable; seulement, le chauffage et le logement ou une compensation en argent pourront être donnés à ceux qui mériteront cette faveur. Voici maintenant la règle de cet avancement.

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