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lui dit d'un ton poli, mais un peu honteux: "Madame, mon ami et moi sommes sortis ce matin un peu précipitamment; nous avons oublié de prendre notre bourse Mais je vous donne ma parole que dans une heure je vous enverrai le montant de cette carte." "C'est possible, monsieur," reprit froidement la dame ; mais je ne vous connais ni l'un ni l'autre, et tous les jours je suis attrappée de la même manière. Vous sentez que Madame, nous sommes des gens d'honneur, des officiers de la garde." "Oui, jolies pratiques, en effet,"que les officiers de la garde!"

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"Madame," dit le garçon de café à la maîtresse, 'puisque ces messieurs ont oublié de prendre de l'argent, je réponds pour eux, persuadé que ces braves officiers ne voudront pas faire tort à un pauvre garçon de café. Voici les douze francs." "Autant de perdu pour vous," fit la limonadière. 12

Chemin faisant,13 Duroc raconta à l'empereur son aventure, Napoléon en rit de bon cœur. Le lendemain, un officier d'ordonnance, auquel le grand-maréchal avait donné des instructions précises, entrait au café des Bains-Chinois, et, s'adressant à la maîtresse de la maison : "Madame, n'est-ce pas ici que deux messieurs, vêtus l'un et l'autre de redingotes grises, sont venus déjeuner hier, et que, n'ayant pas d'argent" "Oui, monsieur," répond la dame.

"Eh bien, madame, c'était Sa Majesté l'Empereur et monseigneur le grand-maréchal du palais . . . . Puisje parler au garçon qui a payé pour eux ?"

La danie sonne, et se trouve presque mal. Mais l'officier, s'adressant au garçon, lui remet un rouleau de cinquante napoléons. Ce garçon s'appelait Durgens. Quelques jours après il fut placé valet de pied dans la maison de l'empereur.

XLIII.

LES TROIS FRÈRES JAPONAIS.

Une femme était restée veuve avec trois garçons, et ne subsistait que de leur travail. Ces jeunes gens, n'ayant pas été élevés pour ce genre de vie, gagnaient à peine l'absolu nécessaire, et gémissaient surtout de ne pouvoir procurer à leur mère un état plus heureux.

On avait depuis peu publié1que quiconque saisirait un voleur, et l'amènerait au magistrat, toucherait une somme fort considérable. Les trois frères, que la pauvreté de leur mère affectait mille fois plus que leur propre indigence, prirent unanimement une résolution aussi étrange qu'héroïque. Ils conviennent qu'un des trois passera pour le voleur, et que les deux autres le dénonceront et le mèneront au juge.

Ils tirent au sort pour savoir qui sera la victime de l'amour filial, et le sort tombe sur le plus jeune, qui se laisse lier3 et conduire comme un criminel: il subit l'interrogatoire, et déclare qu'il a volé. Alors on l'envoie en prison, et ses frères touchent la somme promise: mais, avant de retourner chez eux, ils trouvèrent

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le moyen d'entrer dans la prison, voulant du moins dire un dernier adieu à leur malheureux frère. Là, croyant n'être vu de personne, ils se jetèrent dans les bras du prisonnier, et par leurs larmes, leurs sanglots, et les plus tendres embrassements, lui témoignèrent l'excès d'affection et de douleur dont ils étaient pénétrés.

Le magistrat, qui par hasard était dans un lieu duquel il pouvait les apercevoir, fut extrêmement surpris de voir un criminel recevoir des preuves d'amitié si vive de la part même de ceux qui l'avaient livré à la justice. Il donna ordre à un de ses gens de suivre les deux délateurs, et de les épier avec soin.

Le domestique obéit, et rapporta à son maître, qu'ayant suivi les deux frères, il était entré aprês eus dans leur maison, et s'était arrêté à la porte de la chambre de leur mère, d'où il avait pu facilement les entendre. Qu'en entrant, le premier soin des deux jeunes gens avait été de donner à leur mère l'argent qu'ils avaient reçu pour le prix de leur délation: que cette femme, étonnée, avait témoigné beaucoup plus d'inquiétude que de joie à la vue d'une somme si considérable qu'elle les avait vivement questionnés sur la manière dont ils l'avaient acquise, et sur l'absence de leur troisième frère : que les infortunés n'avaient pu lui répondre que par des pleurs: mais qu'enfin, menacés de la malédiction d'une mère si chère, ils avaient tout avoué.

A cet affreux récit la malheureuse femme, pénétrée de reconnaissance, de terreur, et d'admiration, s'était

abandonnée aux plus violents transports du désespoir le mieux fondé ; qu'elle s'était élancée pour sortir, avec l'intention de venir tout déclarer au magistrat; mais que, retenue par ses cruels et généreux enfants, tous deux précipités à ses genoux, les accablant de reproches, et les baignant de larmes, ressentant à la fois tout ce que la colère, la douleur, et la tendresse, peuvent faire éprouver de plus impétueux et de plus passionné, elle n'avait pu résister à de si terribles agitations, et qu'elle était tombée sans connaissance entre leurs bras."

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Après ce récit, le juge se rendit à la prison' du troisième frère, et l'interrogea de nouveau; mais le jeune homme persista, et rien ne put l'engager à se rétracter. Alors le magistrat lui dit qu'il n'avait voulu que connaître à quel excès d'héroïsme la piété filiale pouvait élever un cœur vertueux, et il lui déclara qu'il était instruit de tous les détails de son histoire.

Le juge alla ensuite faire son rapport de cette aventure au souverain; et ce prince, frappé d'une action si héroïque, voulut voir les trois frères et l'heureuse mère de ces vertueux enfants: il les combla d'éloges et de marques de distinction, assigna au plus jeune quinze cents écus de rente, et cinq cents à chacun des deux autres.

XLIV.

MIEUX QUE ÇA, OU L'EMPEREUR ET LE SERGENT.

L'empereur Joseph II.1 n'aimait ni la représentation ni l'appareil, témoin ce fait qu'on se plaît à citer: Un jour que, revêtu d'une simple redingote boutonnée, accompagné d'un seul domestique sans livrée, il était allé dans une calèche à deux places qu'il conduisait lui-même, faire une promenade du matin dans les environs de Vienne, il fut surpris par la pluie, comme il reprenait le chemin de la ville.

Il en était encore éloigné, lorsqu'un piéton, qui regagnait aussi la capitale, fait signe au conducteur d'arrêter, ce que Joseph II. fait aussitôt. "Monsieur,

lui dit le militaire (car c'était un sergent), y aurait-il de l'indiscrétion3à vous demander une place à côté de vous? cela ne vous gênerait pas prodigieusement, puisque vous êtes seul dans votre calèche, et ménagerait mon uniforme que je mets aujourd'hui pour la première

fois.

Ménageons votre uniforme, mon brave, lui dit Joseph, et mettez-vous là. D'où venez-vous ?—Ah! dit le sergent, je viens de chez un garde-chasse de mes amis, où j'ai fait un fier déjeûner.5-Qu'avez-vous donc mangé de si bon ?-Devinez.-Que sais-je, moi, une soupe à la bière ? —Ah! bien oui, une soupe; mieux que ça. De la choucroute ?-Mieux que ça.—Une

1 Empereur d'Autriche, né en 1741 et mort en 1790. Joseph II était frère de Marie-Antoinette, épouse de Louis XVI.

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