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XXXV.

LE VIEILLARD HOLLANDAIS.

Un vénérable vieillard hollandais, après avoir occupé avec honneur, tous les emplois d'une des principales villes de la république, et avoir amassé de grandes richesses d'une manière irréprochable, prit dernièrement la résolution d'aller terminer tranquillement ses jours dans sa maison de campagne : mais avant que de s'y retirer, voulant prendre congé de ses parents et de ses amis, il les invita tous à un festin chez lui.

Les convives, qui s'attendaient au repas le plus somptueux, furent très-surpris, en entrant dans la salleà-manger, d'y voir une longue table de chêne, à peine couverte d'une nappe bleue.1 Lorsqu'ils furent assis, on leur servit, dans des plats de bois, du lait caillé, des harengs salés, du fromage, et du beurre, avec du pain de seigle; on avait mis des vases de bois, remplis de petite bière, à portée de chacun des convives, afin qu'ils pussent se servir eux-mêmes.

Cette humeur bizarre du vieillard fit murmurer en secret la compagnie; mais par respect pour son grand âge et pour ses trésors, loin d'oser lui montrer du mécontentement, on parut prendre goût à cette chère frugale, et quelques convives le complimentèrent même sur la cordialité du bon vieux temps, dont il leur retraçait l'image.

Le vieillard, qui n'était pas dupe de cette satisfaction

feinte, ne voulut pas pousser le jeu plus loin; et, à un signal qu'il donna, des servantes robustes, vêtues en paysannes, apportèrent le second service. Une nappe

blanche succéda à la bleue; des assiettes d'étain remplacèrent celles de bois; et, au lieu de pain de seigle, de harengs et de fromage, on servit de bon pain bis, de la bière forte, du bœuf salé, et du poisson bouilli.

A ce changement de décoration les murmures secrets cessèrent, les invitations de la part du vieillard devinrent plus pressantes, et les convives mangèrent de meilleur appétit. A peine avait-on eu le temps de goûter de ce second service, qu'on vit entrer un maître-d'hôtel, suivi d'une demi-douzaine de grands laquais, en brillante livrée, qui apportèrent le troisième.

Une superbe table de bois d'acajou couverte d'une belle nappe à fleurs, remplaça celle de chêne; on couvrit un buffet de la plus riche vaisselle et de la porcelaine la plus curieuse; et les convives se ranimèrent à la vue des mets les plus exquis et les plus rares, qui furent servis avec profusion. Un choix des vins les plus délicats chatouilla leur palais, tandis qu'un concert mélodieux se faisait entendre dans une chambre voisine.

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On porta des santés à la ronde, on s'égaya ;‘et le bon vieillard, s'apercevant que sa présence empêchait les convives de se livrer à toute leur joie, se leva, et leur parla ainsi : "Je vous rends grâces, mesdames et messieurs, de la faveur que vous m'avez accordée. Il est temps que je me retire, et que je vous laisse en liberté. Mais, avant que le bal, que j'ai fait préparer

pour ceux qui aiment la danse, commence, permettezmoi de vous faire part du but que je me suis proposé en vous invitant à un repas qui a dû vous paraître si bizarre. J'ai voulu par là vous donner une idée de notre république.

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"Nos ancêtres ont élevé leur état naissant, et ont acquis la liberté, les richesses, et le pouvoir, en vivant de la manière frugale que vous avez vue au premier service. Nos pères n'ont conservé ces biens précieux qu'en vivant de la manière simple dont le second service vous a retracé l'image. S'il est permis à un vieillard qui va vous quitter et qui vous chérit tendrement, de vous dire librement ce qu'il pense, je crains que la profusion extravagante que vous avez pu remarquer dans le dernier service, qui est la manière dont nous vivons aujourd'hui, ne nous prive des avantages que nos ancêtres ont acquis à la sueur de leur front, et que nos pères nous ont transmis par leur industrie et leur bonne administration."

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XXXVI.

BEL EXEMPLE DE PATRIOTISME.

Les Carthaginois, maîtres de la personne de Régulus 'ils avaient battu et fait prisounier, le traitèrent avec beaucoup de dureté, et plutôt en criminel qu'en prisonnier de guerre. On le chargea de chaînes, et on l'ensevelit dans un cachot,'où il resta près de quatre ans.

Il y aurait péri; mais les Carthaginois, ayant, pendant ce temps, perdu des batailles considérables par

terre et par mer, tirèrent Régulus de sa prison pour l'envoyer à Rome ménager la paix, ou du moins l'échange des prisonniers. Les magistrats, avant que de le faire embarquer, tirèrent de lui parole, que, s'il ne pouvait rien obtenir des Romains, il reviendrait à Carthage reprendre ses fers: on lui fit même entendre que sa vie dépendait du succès de sa négociation.

Il ne tint pas au sénat que la paix ne se fît, ou du moins l'échange des prisonniers. Cette auguste compagnie crut ne pouvoir acheter trop cher la liberté et la conservation d'un citoyen comme Régulus. Mais le plus grand obstacle à la conclusion du traité vint de la part de celui qui en était chargé.

Régulus, étant arrivé à Rome, fit connaître au sénat, qu'avec un peu de constance, et en continuant la guerre, on achèverait de soumettre les Carthaginois: qu'à l'égard de l'échange des prisonniers tout l'avantage serait du côté des ennemis, qui avaient à Rome leurs principaux officiers et leurs meilleurs soldats, au lieu que les Carthaginois n'avaient que peu de Romains, des gens avancés en âge, ou des lâches dont on ne pouvait espérer aucun service.

Enfin ce généreux Romain parla avec tant de force contre ses propres intérêts, qu'il fit résoudre la continuation de la guerre; et, sans vouloir entrer dans sa maison, ni voir sa femme et ses enfants, de peur d'être attendri par leurs larmes, il retourna à Carthage pour dégager sa parole. Il y périt dans les plus cruels supplices!

XXXVII.

DE LA GLOIRE ET DE L'AMBITION.

"La gloire est vaine," dit Bélisaire à son ami, "et croyez-vous que la victoire soit un plaisir si doux ? Hélas! quand des milliers d'hommes sont étendus sur le champ de bataille, pouvons-nous nous abandonner à la joie? Je pardonne à ceux qui courent les dangers de se réjouir d'en être échappés; mais, pour un prince né sensible, le jour où tant de flots de sang ont été versés, et tant de ruisseaux de larmes ont coulé,1 ne peut pas être un jour de réjouissance. J'ai parcouru plus d'une fois un champ de bataille, et si un Néron avait été à ma place, il aurait pleuré. Je sais qu'il y a des princes qui aiment la guerre comme la chasse, et qui exposent la vie de leurs peuples comme ils exposeraient celle de leurs chiens; la manie de conquérir est une espèce d'avarice qui les tourmente, et qui n'est jamais assouvie. La province qui a été envahie est contiguë à une autre qui n'a pas encore été attaquée; l'ambition s'irrite, de nouveaux projets sont formés, mais tôt ou tard, survient un revers de fortune,* qui surpasse en affliction toute la joie des victoires passées. Supposons même que tout réussisse, le vainqueur comme un autre Alexandre, va jusqu'au bout du monde, et comme lui, il retourne fatigué de ses triomphes, et à charge à lui-même, ne sachant que faire de cette vaste étendue de terre, dont un arpent suffit

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