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sinuantes et persuasives pour devenir acariâtres ; il ne les fit point faibles pour être impérieuses; il ne leur donna point une voix douce pour dire des injures ;3 il ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère.

Quand les femmes se fâchent, elles s'oublient: elles ont souvent raison de se plaindre, mais elles ont toujours tort de gronder. Chacun doit garder le ton de son sexe; un mari trop doux peut rendre une femme impertinente; mais, à moins qu'un homme ne soit un monstre, la douceur d'une femme le ramène et triomphe de lui tôt ou tard.-J. J. ROUSSEAU.

XXXI.

M. DE SALO, CONSEILLER AU PARLEMENT DE PARIS.

En 1662, il y eut une longue et cruelle famine à Paris. Un soir des grands jours d'été que ce magistrat venait de se promener, suivi seulement d'un laquais, un homme l'aborda, lui présenta un pistolet, et lui demanda la bourse, mais en tremblant, et en homme qui n'était pas expert dans le métier qu'il faisait." "Vous vous adressez mal," lui dit M. de Salo; "je ne vous ferai guère riche je n'ai que trois pistoles, que je vous donne très-volontiers." Il les prit, et s'en alla sans lui rien demander davantage.

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"Suis adroitement cet homme-là," dit M. de Salo à son laquais; "observe, le mieux que tu pourras, où il

se retirera, et ne manque pas de venir me le dire." Il fit tout ce que son maître lui commanda, suivit le voleur dans trois ou quatre petites rues, et le vit entrer chez un boulanger, où il acheta un pain de sept ou huit livres, et changea une des pistoles qu'il avait.

A dix ou douze maisons de là, il entra dans une allée, monta à un quatrième étage, et, en arrivant chez lui, où l'on ne voyait clair qu'à la faveur de la lune, il jeta son pain au milieu de la chambre, et dit, en pleurant, à sa femme et à ses enfants, "Mangez, voilà un pain qui me coûte cher: rassasiez-vous en, et ne me tourmentez plus comme vous faites. Malheureux que je suis un de ces jours je serai pendu, et vous en serez la cause." Sa femme, qui pleurait, l'ayant appaisé le mieux qu'elle put, ramassa le pain, et le distribua à quatre pauvres enfants qui mouraient de faim.

Quand le laquais sut tout ce qu'il voulait savoir, il descendit aussi doucement qu'il était monté, et rendit un compte fidèle à son maître de tout ce qu'il avait vu et entendu. "As-tu bien remarqué où il demeure, et pourras-tu m'y conduire demain matin?" "Oui, monsieur, fort aisément." Le lendemain, dès cinq heures du matin, le conseiller alla où son laquais le conduisit, et trouva deux servantes qui balayaient la rue.8

Il demanda à l'une, qui était un homme qui demeurait dans une maison que le laquais lui montra, et qui occupait une chambre au quatrième. "C'est, monsieur," lui répondit-elle, "un cordonnier, bon homme

et bien serviable, mais chargé d'une grosse famille, et si pauvre qu'on ne peut l'être davantage." Il fit la même demande à l'autre, qui lui fit à-peu-près une même réponse; puis il monta chez l'homme qu'il cherchait, et heurta à la porte.

Ce malheureux, après avoir mis de méchants habits, la lui ouvrit lui-même, et le reconnut d'abord pour celui qu'il avait volé le soir précédent. On conçoit quelle fut sa surprise. Il se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et le supplia de ne point le perdre." "Ne faites pas de bruit," lui dit M. de Salo, "je ne viens point ici dans ce dessein-là. Vous faites, mon ami, un méchant métier ! et pour peu que vous le fassiez encore," il suffira pour vous perdre sans que personne s'en mêle." Je sais que vous êtes cordonnier; tenez, voilà trente pistoles que je vous donne, achetez du cuir, et travaillez à gagner la vie de vos enfants.” Que cette action est belle, généreuse et attendrissante !12

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XXXII.

BATAILLE DE SAINT-JACQUES, OU LES THERMOPYLES

HELVÉTIQUES.

Une guerre civile désolait la Suisse en 1444; et le lien de la Confédération helvétique semblait près de se rompre; Zurich voyait sous ses remparts les troupes de sept cantons.

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A cette époque une armée hostile d'étrangers de toutes les nations, commandée par Louis, Dauphin de France, parut sur les frontières, et assiégea Bâle. Ainsi menacés, les confédérés suspendirent leurs querelles intestines, et détachèrent douze cents hommes, qui reçurent ordre de repousser l'ennemi, et d'entrer dans Bâle.

Ils n'ignoraient point les dangers auxquels ils allaient être exposés, mais ils marchaient avec la même allégresse que s'ils allaient à la victoire. "Si nous ne pouvons pas rompre leurs rangs," disaient-ils, "nous donnerons nos âmes à Dieu, et nos corps aux ennemis." Au point du jour,2 près du village de Prattelen, ils rencontrèrent le comte de Donmartin avec huit mille chevaux. Ni le courage de ce chef, ni la valeur de ses officiers, ne purent empêcher ses troupes d'abandonner le champ de bataille; ils se retirèrent en désordre sur un autre corps de dix mille hommes. Un nouveau combat recommença; le courage des Suisses semblait s'accroître avec le danger. Sans attendre les ordres de leurs chefs, sans prendre un moment de repos, ils attaquèrent les ennemis, qui, déconcertés par cette intrépidité, furent rompus partout où ils résistèrent; ils re passèrent la Birs, et ne se crurent en sûreté qu'en arrivant dans leur camp, et sous les yeux du Dauphin.

Ici s'arrêterait le soldat qui se bat pour un tyran ; mais le Suisse qui combat pour sa patrie, ses foyers, et ses lois, croit que la justice de sa cause est le garant de l'événement.

Les chefs de ces guerriers cherchèrent à les arrêter sur les bords de la rivière, mais ils n'écoutèrent ni ordre, ni conseil, et sans craindre quarante mille hommes qui les attendaient au côté opposé, ils obligèrent leurs chefs de se mettre à leur tête, et marchèrent vers le pont de Saint-Jacques, défendu par une batterie de canons, et huit mille hommes.

Ni ce corps, quoique toujours renforcé par des troupes fraîches, ni l'artillerie qui les foudroyait, et à laquelle ils n'avaient à opposer que leurs corps et leurs lances, ne purent les faire fuir; car ils ne connaissaient ni la fuite, ni la retraite ; à moins que ce ne fût pour chercher un chemin plus facile qui leur fît atteindre l'ennemi.'

Ils quittèrent le pont, et se jetèrent dans la Birs, la passèrent, et, couverts de blessures, affaiblis par la faim et la fatigue, et trempés d'eau, ils atteignirent la rive opposée, qui devint bientôt le théâtre de leurs exploits. Le Dauphin, accoutumé à vaincre, pouvait à peine croire ce qu'il voyait; il les fit attaquer de toutes parts, et les chargea lui-même à la tête d'une colonne, et après avoir vu ses plus braves officiers tomber à ses côtés, il réussit à séparer les Suisses en deux corps.

Cinq cents de ces héros renversèrent tout devant eux, et se jetèrent dans l'hôpital de Saint-Jacques; le reste se trouva renfermé dans une petite île de la Birs ; là les ennemis les perçaient de loin de leurs flèches, et les écrasaient avec des pierres lancées de dessus le pont ; l'artillerie fut tournée contre eux; néanmoins, ils ne

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