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on rappelait les lieux, les moments et les jours où il avait fait des actions vertueuses; on le remerciait de ce qu'il avait servi la patrie et les hommes; on proposait son exemple à ceux qui avaient encore à vivre et à mourir. L'orateur finissait par invoquer sur lui le Dieu redoutable des morts, et par le confier, pour ainsi dire, à la Divinité, en la suppliant de ne pas l'abandonner dans ce monde obscur et inconnu où il venait d'entrer. Enfin, en le quittant, et le quittant pour jamais, on lui disait, pour soi et pour le peuple, le long et éternel adieu. Tout cela ensemble, surtout chez une nation austère et grave, devait affecter profondément, inspirer des idées augustes de religion et de morale.

On ne peut douter que ces éloges, avant qu'ils fussent prodigués et corrompus, ne fissent une forte impression sur les âmes. Leur institution ressemblait beaucoup à celle de nos oraisons funèbres; mais il y a une différence remarquable, c'est qu'ils étaient accordés à la vertu, non à la dignité. Le laboureur et l'artisan y avaient droit comme le souverain.

Ce n'était point alors une cérémonie vaine où un orateur, que personne ne croyait, venait parler de vertus qu'il ne croyait pas davantage, tâchait de se passionner un instant pour ce qui était quelquefois l'objet du mépris public et du sien; et, entassant avec harmonie des mensonges mercenaires, flattait longuement les morts, pour être loué lui-même ou récompensé par les vivants. Alors on ne louait pas l'humanité d'un

général qui avait été cruel; le désintéressement d'un magistrat qui avait vendu les lois : tout était simple et vrai.

Les princes eux-mêmes étaient soumis au jugement, comme le reste des hommes, et ils n'étaient loués que lorsqu'ils l'avaient mérité. Il est juste que la tombe soit une barrière entre la flatterie et le prince, et que la vérité commence où le pouvoir cesse. Nous savons par l'histoire que plusieurs des rois d'Égypte, qui avaient foulé leurs peuples pour élever ces pyramides immenses, furent flétris par la loi, et privés des tombeaux qu'ils s'étaient eux-mêmes construits.

Depuis trois mille ans ces usages ne subsistent plus, et il n'y a dans aucun pays du monde des magistrats établis pour juger la mémoire des rois; mais la renommée fait la fonction de ce tribunal: plus terrible, parce qu'on ne peut la corrompre, elle dicte les arrêts ; la postérité les écoute, et l'histoire les écrit.-THOMAS.1

VISITE À UN QUAKER.2

J'ai cru que la doctrine et l'histoire d'un peuple si extraordinaire méritaient la curiosité d'un homme

1 Antoine Thomas, né à Clermont en 1732, mort en 1785. Littérateur distingué, il remporta cinq fois le prix d'éloquence à l'Académie française, où il fut admis en 1767.

2 Quaker ou Quacre; nom anglais qui signifie trembleur, et qu'on donne à une secte religieuse établie principalement en Angleterre et dans les États-Unis d'Amérique.

raisonnable. Pour m'en instruire, j'allai trouver un des plus célèbres Quakers d'Angleterre, qui, après avoir été trente ans dans le commerce, avait su mettre des bornes à sa fortune et à ses désirs, et s'était retiré dans une campagne auprès de Londres.

J'allai le chercher dans sa retraite ; c'était une maison petite mais bien bâtie, pleine de propreté, sans ornement. Le Quaker était un vieillard frais, qui n'avait jamais eu de maladie, parce qu'il n'avait jamais connu les passions, ni l'intempérance. Je n'ai point vu en ma vie d'air plus noble ni plus engageant que le sien. Il était vêtu, comme tous ceux de sa religion, d'un habit sans plis dans les côtés, et sans boutons sur les poches ni sur les manches, et portait un grand chapeau à bords rabattus, comme nos ecclésiastiques.

Il me reçut avec son chapeau sur la tête, et s'avança vers moi sans faire la moindre inclination de corps; mais il y avait plus de politesse dans l'air ouvert et humain de son visage, qu'il n'y en a dans l'usage de tirer une jambe derrière l'autre, et de porter à la main ce qui est fait pour couvrir la tête.

"Ami," me dit-il, "je vois que tu es un étranger, si je puis t'être de quelque utilité, tu n'as qu'à parler." "Monsieur," lui dis-je en me courbant le corps, et en glissant un pied vers lui selon notre coutume, "je me flatte que ma juste curiosité ne vous déplaira pas, et que vous voudrez bien me faire l'honneur de m'instruire dans votre religion."

"Les gens de ton pays," me répondit-il, "font trop

I

de compliments et de révérences, mais je n'en ai encore vu aucun qui ait eu la même curiosité que toi. Entre et dînons d'abord ensemble." Je fis encore quelques mauvais compliments, parce qu'on ne se défait pas de ses habitudes tout d'un coup, et après un repas sain et frugal, qui commença et finit par une prière à Dieu, je me mis à interroger mon homme.

Il me rendit raison en peu de mots de quelques singularités qui exposent cette secte au mépris des autres. "Avoue," dit-il, "que tu as eu bien de la peine à t'empê cher de rire, quand j'ai répondu à toutes tes civilités avec mon chapeau sur la tête, et en te tutoyant. Cependant tu me parais trop instruit, pour ignorer que du temps du Christ, aucune nation ne tombait dans le ridicule de substituer le pluriel au singulier; on disait à César Auguste: Je t'aime, je te prie, je te remercie; il ne souffrait pas même qu'on l'appelât Monsieur, Dominus. Ce ne fut que très-longtemps après que les hommes s'avisérent de se faire appeler vous au lieu du tu, comme s'ils étaient doubles, et d'usurper les titres impertinents de Grandeur, d'Eminence, de Sainteté, que des vers de terre, donnent à d'autres vers de terre, en les assurant qu'ils sont avec un profond respect et une fausseté infâme, leurs très-humbles et très-obéissants serviteurs. C'est pour être plus sur nos gardes contre cet indigne commerce de mensonges et de flatteries que nous tutoyons également les rois et les charbonniers, et que nous ne saluons personne, n'ayant pour les hommes que de la charité, et du respect que pour les lois.

"Nous portons aussi un habit un peu différent des autres hommes, afin que se soit pour nous un avertissement continuel de ne pas leur ressembler. Les autres portent les marques de leurs dignités, et nous celles de l'humanité chrétienne. Nous fuyons les assemblées de plaisir, les spectacles, le jeu ; car nous serions bien à plaindre de remplir de ces bagatelles des cœurs en qui Dieu doit habiter. Nous ne faisons jamais de serments, pas même en justice; nous pensons que le nom du Très-Haut ne doit point être prostitué dans les débats misérables des hommes. Lorsqu'il faut que nous comparaissions devant les magistrats pour les affaires des autres (car nous n'avons jamais de procès) nous affirmons la vérité par un oui et un non, et les juges nous en croient sur notre simple parole, tandis que tant d'autres chrétiens se parjurent sur l'Évangile.

"Nous n'allons jamais à la guerre, ce n'est pas que nous craignions la mort, au contraire nous bénissons le moment qui nous unit à l'Être des êtres, mais c'est que nous ne sommes ni loups, ni tigres, ni dogues, mais hommes, mais chrétiens. Notre Dieu qui nous a ordonné d'aimer nos ennemis, et de souffrir sans murmure, ne veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos frères, parce que des meurtriers vêtus de rouge, avec un bonnet haut de deux pieds, enrôlent des citoyens en faisant du bruit avec deux petits bâtons sur une peau d'âne bien tendue. Lorsque, après des batailles gagnées, tout Londres brille d'illuminations, que le ciel est enflammé de fusées, que l'air retentit du

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