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Mais rien ne vient m'interrompre;
Je mange tout-à-loisir.
Adieu donc. Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre !

X. Le Loup et l'Agneau.
La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Nous l'allons montrer tout-à-l'heure.

Un agneau se désaltéroit

Dans le courant d'une onde pure.

Un loup survient à jeun, qui cherchoit aventure,
Et que la faim en ces lieux attiroit.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage:

Tu seras châtié de ta témérité.

Sire, répond l'agneau, que votre majesté
Ne se mette pas en colere;
Mais plutôt qu'elle considere
Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d'elle;
Et que, par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

Tu la troubles! reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
Comment l'aurois-je fait si je n'étois pas né?
Reprit l'agneau; je tette encor ma mere.
Si ce n'est toi, c'est donc ton frere. =
Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens;
Car vous ne m'épargnez guere,

Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus, au fond des forêts

Le loup l'emporte, et puis le
Sans autre forme de procès.

mange,

XI L'Homme et son Image.

POUR M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,

Un homme qui s'aimoit sans avoir de rivaux

Passoit dans son esprit pour le plus beau du monde : Il accusoit toujours les miroirs d'être faux,

Vivant plus que content dans son erreur profonde. Afin de le guérir, le sort officieux

Présentoit par-tout à ses yeux

Les conseillers muets dont se servent nos dames : Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands, Miroirs aux poches des galants,

Miroirs aux ceintures des femmes

Que fait notre Narcisse? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu'il peut s'imaginer,
N'osant plus des miroirs éprouver l'aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés :

Il s'y voit, il se fàche; et ses yeux irrités
Pensent appercevoir une chimere vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau :
Mais quoi! le canal est si beau,

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir. Je parle à tous; et cette erreur extrême Est un mal que chacun se plaît d'entretenir. Notre ame, c'est cet homme amoureux de lui-même : Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,

Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes :
Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait, le livre des Maximes.

XII Le Dragon à plusieurs tétes, et le Dragon à plusieurs queues.

UN

Ux envoyé du grand-seigneur

Préféroit, dit l'histoire, un jour chez l'empereur
Les forces de son maître à celles de l'empire.
Un Allemand se mit à dire :

Notre prince a des dépendants

Qui, de leur chef, sont si puissants,
Que chacun d'eux pourroit soudoyer une armée.
Le chiaoux, homme de sens,

Lui dit : Je sais par renommée

Ce que chaque électeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait souvenir

D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.

J'étois en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d'une hydre au travers d'une haie
Mon sang commence à se glacer :

Et je crois qu'à moins on s'effraie.

Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal :
Jamais le corps de l'animal

Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.
Je rêvois à cette aventure,

Quand un autre dragon, qui n'avoit qu'un seul chef,
Et bien plus d'une queue, à passer se présente.
Me voilà saisi derechef

D'étonnement et d'épouvante.

Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi :
Rien ne les empêcha, l'un fit chemin à l'autre.

Je soutiens qu'il en est ainsi

De votre empereur et du nôtre.

OUR

XIII. Les Voleurs et l'Ane.

Pour un âne enlevé deux voleurs se battoient :
L'un vouloit le garder, l'autre vouloit le vendre.
Tandis que coups de poing trottoient,
Et que nos champions songeoient à se défendre,
Arrive un troisième larron,
Qui saisit maître aliboron.

L'âne, c'est quelquefois une pauvre province:
Les voleurs sont tel et tel prince,
Comme le Transilvain, le Turc et le Hongrois.
Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise.

De nul d'eux n'est souvent la province conquise:
Un quart voleur survient, qui les accorde net
En se saisissant du baudet.

XIV. Simonide préservé par les Dieux.

Ox ne pent trop louer trois sortes de personnes ;

Les dieux, sa maîtresse, et son roi. Malherbe le disoit : j'y souscris quant à moi ; Ce sont maximes toujours bonnes. La louange chatouille et gagne les esprits : Les faveurs d'une belle en sont souvent le prix. Voyons comme les dieux l'ont quelquefois payée.

Simonide avait entrepris

L'éloge d'un athlete; et, la chose essayée,

Il trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les parents de l'athlete étoient gens inconnus;
Son pere, un bon bourgeois; lui, sans autre mérite :
Matiere infertile et petite.

Le poëte d'abord parla de son héros.

Après en avoir dit ce qu'il en pouvoit dire,
Il se jette à côté, se met sur le propos

De Castor et Pollux; ne manque pas d'écrire
Que leur exemple étoit aux lutteurs glorieux;
Eleve leurs combats, spécifiant les lieux
Où ces freres s'étoient signalés davantage :
Enfin, l'éloge de ces dieux

Faisoit les deux tiers de l'ouvrage.
L'athlete avoit promis d'en payer un talent :
Mais quand il le vit, le galant

N'en donna que le tiers; et dit, fort franchement,
Que Castor et Pollux acquittassent le reste:
Faites-vous contenter par ce couple céleste
Je vous veux traiter cependant;

Venez souper chez moi : nous ferons bonne vie ;
Les conviés sont gens choisis,
Mes parents, mes meilleurs amis.
Soyez donc de la compagnie.

Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur
De perdre, outre son dû, le gré de sa louange.
Il vient : l'on festine, l'on mange.

Chacun étant en belle humeur,

Un domestique accourt, l'avertit qu'à la porte
Deux hommes demandoient à le voir promptement.
Il sort de table; et la cohorte

N'en perd pas un seul coup de dent.

Ces deux hommes étoient les gémeaux de l'éloge. Tous deux lui rendent grace; et, pour prix de ses vers Ils l'avertissent qu'il déloge,

Et que cette maison va tomber à l'envers.

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