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jours envieux. Quiconque fent qu'il a un mérite réel, n'eft point jaloux de celui des autres. Racine ne cherchoit point à abaiffer la gloire de Sophocle & d'Euripide; il étoit au contraire leur admirateur, Boileau fut le deffenfeur zélé de Virgile & d'Homère. Monfieur de Turenne étoit l'admirateur du grand Condé; & le grand Condé eftimoit infiniment M. de Turenne. Ces deux Hommes illuftres avoient été dans des partis ennemis & oppofés. La diverfité de leurs intérêts n'empêchoit pas qu'ils ne fe rendiffent mutuellement la justice qui leur étoit duë. Qu'on examine, dans tous les différens états de la vie, ceux qui fe font véritablement diftingués; on verra que leur cœur a prefque toujours été exempt d'envie..

Il ne faut point confondre l'Envie avec l'Emulation. Le dernier fentiment eft auffi noble, que l'autre eft bas. Un Guerrier peut fouhaiter d'égaler la gloire de Céfar, un Poëte celle d'Horace, fans qu'il y ait dans leur cœur une Envie maligne contre la réputation de Céfar & d'Horace. Thucidide , par exemple, n'étoit point fâché des honeurs qu'on rendoit à Hérodote; mais il auroit fou

haité pouvoir obtenir ces mêmes honeurs. Ce defir n'avoit rien que de vertueux, & les Hiftoriens qui nous ont confervé cette anecdote littéraire, l'ont tous approuvé. Ils racontent que Thucidide, lorfqu'il étoit encore jeune, se trouvant avec fon Père aux jeux Olimpiques, & y entendant lire à Hérodote les Livres d'Hiftoire qu'il avoit compofés, faifi d'une noble émulation, & agité du defir d'acquerir la réputation de grand Hiftorien, qui excitoit fa noble jaloufie, il ne put retenir fes larmes. Hérodote, qui en fut le témoin, & qui remarqua toute l'étendue du génie du jeune Thucidide, prédit à fon Père Clorus, qu'il s'eftimeroit un jour heureux d'avoir produit un Fils qui fe rendroit illuftre. Le tems juftifia la prédiction d'Hérodote, & Thuçidide éternifa fa mémoire par fon excellente Hiftoire.

L'EMULATION eft auffi néceffaire au bien de la Société Civile, que l'Envie lui eft contraire: l'une porte les cœurs aux plus belles actions, l'autre aux plus mauvaises: l'une excite à la gloire, l'autre cherche des moyens pour diminuer la réputation des grands Hommes: l'une enfin forme les Héros & les grands Génies,

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nies, fait les Achilles, & les Homères; l'autre ne produit que les Therfites, & les Zoïles.

Si les Envieux réfléchiffoient férieufement fur les fujets qui caufent leur jaloufie, ils banniroient bientôt de leur cœur une Paffion qui les pouffe à defirer des chofes qui coutent plus cher qu'elles. ne valent. On fouhaite ordinairement les richeffes, les honeurs, les faveurs des Grands: on ignore à quel prix tous ces prétendus biens ont été achetés par ceux à qui on les envie. Si on le favoit, on feroit bien éloigné de les defirer. Il a fallu pour les obtenir effuyer des afflictions, des menaces, des injures, perdre fa liberté, complaire & s'accommoder à l'efprit d'un Maitre dur & févère, fe conformer à la façon de penfer des autres, flatter leurs Paffions, fe foumettre à leurs caprices. Il faut, pour conferver ces honeurs & ces richeffes, effuyer les mêmes peines que pour les acquerir. Un Homme qui fait ufage de fa raifon, peut-il envier des biens qui coutent tant de foin, & qui dans le fond ne contribuent que très médiocrement, & fouvent point du tout, au véritable bonheur? Je n'ai jamais crû, dit Cicé

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ron, qu'on pût mettre au rang des biens & des chofes défirables, ni l'argent, ni les maifons magnifiques, ni la confidération, ni e Commandement des Armées, ni la volupté même, à quoi la plus-part des Hommes font fi attachés. J'ai toujours remarqué que ceux mêmes qui font dans l'abondance de toutes ces fortes de chofes, en defirent d'autant plus qu'ils en ont d'avantage; auffi l'Envie d'avoir eft elle infatiable de fa nature; & ce n'eft pas feulement par la paffion d'avoir, & d'avoir toujours de plus en plus, que ceux qui font poffedés de l'amour de ces fortes de biens font tourmentés, ils le font encore. plus par la crainte de les perdre.

L'ENVIE porte avec elle fa punition. Elle fait perdre à ceux qui en font atteints l'ufage des biens, pour les faire courir après d'imaginaires qu'ils n'attrapent jamais. Il n'eft pas befoin d'être vertueux pour connoître la néceflité d'arracher l'Envie de fon cœur. Il ne faut pas même être fenfé, il fuffit d'aimer fa tranquilité. Tout Homme qui est sujet à l'Envie, fent que cette Paffion le rend malheureux. Le feul inftinct aprend aux Animaux à éviter ce qui leur nuit Pour connoître la néceffité de bannir l'Envie,

il n'eft donc befoin que de s'élever jufqu'aux notions des Animaux.

ON aura en horreur l'Envie, fi l'on examine les maux qu'elle a faits, & qu'el. le fait encore aujourd'hui à la Société Civile. C'est elle qui rendit Pompée & Céfar ennemis irréconciliables, & qui détruifit la liberté Romaine.

C'eft elle qui a oppofé tant de fois les Miniftres aux Généraux, & les Généraux aux Miniftres. C'est elle qui anima M. de Louvois contre M. de Turenne. C'est elle qui mit tout en ufage par le fecours de quelques Auteurs, pour dégouter Corneille du Théâtre. C'eft elle qui de nos jours a maltraité dans des Feuilles & des Gazettes Littéraires plufieurs Savans, auffi recommandables par leur génie que par leur caractère. C'eft elle qui a été la caufe que les plus beaux Ouvrages de le Sueur ont été gâtés: elle arma les mains facrilèges qui effacèrent en partie plufieurs têtes des Tableaux que ce grand Homme a peints dans le Cloître des Chartreux de Paris. C'eft elle qui fait aujourd'hui bien des chofes que nos Neveux diront, & que nous fommes obligés de garder dans le filence. C'est elle enfin qui perfécute les grands Hom

mes

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