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On a flétri et on ne saurait trop flétrir les abominations du régime de 93 (autre forme du despotisme, pour le rappeler en passant), mais oublie-t-on que les terreurs de la monarchie ont laissé bien loin derrière elles la terreur républicaine? On aura beau faire, on n'égalera pas l'inquisition. Les raffinements de la législation de Louis XIV contre les protestants supportent fort bien la comparaison avec les procédés du Tribunal révolutionnaire. La Saint-Barthélemy a été consacrée officiellement à Paris et à Rome; alors, ne l'oublions pas, l'absolutisme royal et clérical eut ses tueurs, ses exécutions régulières et prolongées aux portes des prisons, ses massacres de Septembre.

Qui oserait faire aujourd'hui la guerre comme la faisait faire Louvois? Qui ne reculerait à l'idée de prescrire et d'exécuter à deux reprises les sauvages incendies du Palatinat? Et dans un autre genre, quel correspondant rapporterait dans les termes qu'emploie Mme de Sévigné « les penderies » de Rennes? Quel gouvernement approuverait ces cruautés, qui ne ternirent en rien le caractère du duc de Chaulnes? Il est vrai qu'on se formait alors par la vue des supplices atroces, et qu'on serait mal venu à s'indigner des mesures qui mettent une grande ville en coupe réglée, quand on est habitué à appliquer la torture préalable pour protéger l'innocence et découvrir la vérité !

La tendresse qu'inspirent de pareils temps m'épouvante. La loi, c'était une volonté arbitraire; le juge,

c'était une volonté arbitraire. Quand les juges eurent condamné Fouquet au bannissement, le roi réforma la sentence, qu'il changea en emprisonnement perpétuel. Le même roi écrivait à son ministre : « Monsieur Colbert, il me revient que Montespan se permet des propos indiscrets. Le mari outragé se permettait de ne pas approuver un double adultère! Il ne faisait pas bon alors se montrer si difficile en fait de morale. Et c'était le bon temps! c'était le bon temps, car il y avait vingt prisons d'État et M. de Saint-Florentin signait à lui seul cinquante mille lettres de cachet. La Bastille, Vincennes, Amboise, le château d'lf, Pignerol, le fort de Joux, on avait à choisir.

Parmi les crimes politiques, en connaissez-vous un seul qui égale en froide lâcheté cette tyrannie anonyme et silencieuse des lettres de cachet? On prend un homme, sans bruit, sans prétexte, pour plaire à un courtisan, sur la demande d'une maîtresse, sur la sollicitation d'un rival ou d'un ennemi; on l'envoie je ne sais où, on l'oublie, on le tue, on tue une famille, et tout est dit.

En matière financière j'aurais trop beau jeu. Les banqueroutes régulièrement espacées de l'abbé Terray ne scandalisent personne. La voix tonnante de Mirabeau n'a pas encore dénoncé « la banqueroute, la hideuse banqueroute !»-Et les impôts, sur qui pèsentils? Qui paye la taille, les dîmes, les corvées, les droits seigneuriaux? La classe ouvrière, et elle seule. Je voudrais savoir si c'est en son nom qu'on réclame

un retour vers l'ancien régime qui réservait les emplois aux riches, les grades militaires aux nobles, et qui assurait de plus aux grands seigneurs le privilége de commettre impunément des crimes punis chez les pauvres gens avec la dernière sévérité?

Que faut-il admirer encore dans ce temps où la gloire militaire et littéraire à pu éclater, mais où la société prise en masse a été soumise à une incroyable oppression? Est-ce le système des douanes de province, défendant la Bourgogne contre l'invasion des produits de la Champagne, par les mêmes motifs qu'on fait valoir pour défendre la France contre l'Allemagne ou l'Angleterre? Est ce la jurisprudence administrative du Parlement, qui proscrivait les associations formées en vue du commerce des blés? Faut-il retourner au temps où la Bruyère pouvait dire, sans être désavoué par personne : « L'on voit certains animaux farouches, mâles et femelles, répandus dans la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine. »

Je n'achève pas; chacun sait le reste. Voilà les bienfaits du despotisme! Je voudrais, pour seule punition, que les amateurs du moyen âge et de l'ancien régime fussent condamnés à y vivre huit jours... dans la classe des paysans. Ce châtiment suffirait. Quant à celui que la justice de Dieu a fait tomber sur

la France ancienne, il est inscrit à chaque page de l'histoire du XVIIe siècle. La tyrannie religieuse a engendré l'irréligion; incessamment violée dans son sanctuaire, la foi a achevé de mourir; les siècles d'Innocent III et de Louis XIV ont fait le siècle de Voltaire. Et le siècle de Voltaire, qui a tout détruit, valait mieux que ce qu'il détruisait la philosophie a soutenu quelques nobles causes, le formalisme décrépit n'en soutenait plus aucune. Si ce n'était pas un blasphème de supposer là le christianisme engagé d'un côté ou de l'autre, je dirais que les philosophes, en dépit d'eux-mêmes, étaient plus chrétiens en bien des choses que les champions intéressés de la religion d'État.

LE LIBÉRALISME EN FRANCE :

1830.

I

89 a rompu avec l'ancien régime, 1830 avec le droit divin. Je dis 1830 et non 1814 ou 1815, parce que 1814 n'a fait que poser la question des gouvernements consentis; 1830 l'a tranchée.

Et trancher une telle question, c'était faire un second pas décisif dans la voie du libéralisme. Après avoir affranchi la société civile, c'était décréter en principe l'affranchissement de la société politique. L'ère des gouvernements consentis succédait ainsi à l'ère des gouvernements de droit divin.

Qu'est-ce qu'un gouvernement consenti? Ce n'est ni le suffrage universel, ni aucune autre forme obligatoire de vote; c'est un pays se possédant lui-même au lieu d'être la possession d'une famille; c'est le droit, le droit de tous, recevant la garantie nécessaire qu'il

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