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SECOND ÉLÉMENT DU LIBÉRALISME:

L'INDIVIDU.

I

Le droit est le premier élément du libéralisme; il n'est pas le seul. Sur cette base essentielle et que nous avons dû poser avec un soin particulier, on peut édifier la tyrannie. Les théoriciens du despotisme n'ont pas tous, tant s'en faut, l'intrépidité logique de Hobbes; loin de soutenir avec lui que le droit est une pure création sociale, que le juste et l'injuste n'existent pas en eux-mêmes, la plupart s'inclinent avec nous devant les arrêts de la conscience. Seulement, et c'est là que nous nous séparons pour ne plus nous rejoindre, ce n'est pas à l'individu, c'est à la société qu'ils remettent la garde des principes que la conscience a proclamés. A qui la garde des principes de conscience doit-elle être confiée? Seconde question non moins importante que la question même de l'existence et de la souveraineté de ces principes.

Ou plutôt, à y regarder de près, est-il vrai que les deux questions soient distinctes? La conscience est-elle encore souveraine, si elle ne demeure pas son propre garant, son propre gardien? Sommes-nous encore maîtres chez nous, si nous livrons la clef de notre porte au voisin? La réponse est aisée à faire; et cependant il est nécessaire qu'elle se fasse, car cette distinction qui nous semble absurde est opérée chaque jour.

On s'obstine à voir deux questions où il n'y en a au fond qu'une seule. Après avoir démontré le droit, je ne saurais donc échapper à la démonstration de l'individu.

Séparé de l'individu, voici ce que devient le droit. -Oui, certes, s'écrie-t-on, le droit est important; mais plus il l'est, plus il convient de lui assurer de suffisantes garanties. Que pourrait un faible et misérable individu? Ne sera-t-il pas exposé à se méprendre sans cesse sur la nature du droit, à faiblir dans sa défense? Mettez à sa place la société tout entière, ou l'État son représentant, et vous aurez la certitude que les forces ne manqueront pas plus que les lumières. La religion est le premier des intérêts; qui en sera meilleur juge, qui en assurera plus fermement le maintien? un homme isolé ou la communauté entière ? La bonne éducation des enfants est un devoir capital; qui la réglera et la dirigera le mieux? un ignorant ou les personnages éminents qui composent le gouvernement du pays? Les règles de justice et de charité sont inscrites en nous; qui les déchiffrera le mieux? tous ou un seul?

C'est ainsi qu'on parvient à accepter la notion de droit (on l'imagine du moins) et qu'on en fait la base même du plus effroyable despotisme. Sur cette base-là vous bâtirez, selon les circonstances, ou la monarchie absolue, ou le socialisme, ou le moyen âge.-La persécution religieuse, par exemple, ne demande pas d'autre point d'appui. Elle part de l'affirmation du droit, elle croit à une vérité; et c'est justement au nom de la vérité, au nom du droit, au nom de la conscience, qu'elle institue l'oppression des consciences. Où est son erreur? A-t-elle tort de proclamer l'existence d'une vérité religieuse, ou de reconnaître sa suprême valeur, ou de penser que l'erreur en pareille matière est funeste? Non, son tort consiste à séparer ces deux choses indissolublement unies, le droit et l'individu.

Dieu a mis le droit dans l'individu, et quiconque essaie de le mettre ailleurs porte la main sur l'œuvre de Dieu. Les questions de conscience sont jugées par les consciences. Supposez-moi aussi borné, aussi faible, aussi méchant même que vous voudrez, il n'en demeurera pas moins certain que personne ne pourra me suppléer dans ce qui ne relève que de moi; personne ne pourra croire, adorer, prier à ma place; personne ne pourra décider à ma place de ce que je dois ou ne dois pas faire vis-à-vis des autres et de moi-même. La conscience ne se délègue pas. Elle se délègue si peu, que jamais je ne parviens à me rassurer pleinement lorsque je tente de résoudre par procureur les problèmes religieux et moraux. Vous avez

beau me rassurer, quelque chose en moi s'inquiète et proteste; les plus savants hommes, et les plus excellents, et les décisions d'une Église, et celles d'une nation, ne prévaudront pas sur la plus petite réclamation de la conscience la moins éclairée.

Tel est le fait, le fait divin, providentiel. Les écoles despotiques en sont réduites à le méconnaître ; elles sont condamnées à disjoindre ce que Dieu a joint. Pour être vaine, l'entreprise ne cesse pas d'être impie, et l'histoire est pleine des calamités, des souffrances, des infamies, des dégradations sans nombre qu'elle a enfantées. On ne tente pas de violer ainsi la nature humaine sans attirer sur soi les plus rudes châtiments!

Il y a donc deux grands partis en présence. Les uns n'admettent le droit que pour le nier, les autres l'admettent pour le pratiquer et pour le suivre. Les uns l'arrachent du sanctuaire où Dieu l'a placé, les autres l'y gardent religieusement. Les uns inventent la conscience collective et sociale, les autres maintiennent la conscience individuelle.

Le principe individualiste est ainsi le seul qui conserve la notion du droit. La conscience est individuelle; par conséquent je me sens libre vis-à-vis des opinions admises, des traditions, des religions d'État, des morales officielles; je me sens libre et responsable; je suis tenu de juger par moi-même, de croire par moimême, d'éviter par moi-même ce qui est mal, de préférer par moi-même ce qui est bien. La conscience est

individuelle; par conséquent je ne suis autorisé ni à fonder un culte national, ni à imposer une éducation nationale, ni à imposer une opinion quelconque, si excellente soit-elle à mes yeux.

En vain démontrerait-on au libéralisme qu'il est utile de déplacer certaines portions du droit en les transférant de l'individu à la société. Il ne s'agit pas d'utilité, mais de vérité. L'utilitarisme n'a que trop servi la cause du despotisme! Utile ou non (au jugement de notre raison imprévoyante et bornée), la subordination, l'absorption des individus est un crime contre l'homme, un attentat contre le plan divin, et cela suffit.

Le droit de l'individu est le roc sur lequel le socialisme s'est brisé et se brisera. Par lui, un seul en vaut mille; entre une conscience et tout un peuple l'égalité subsiste. Et les annales du monde sont là pour nous dire s'il n'a pas été bon parfois qu'un seul prévalût contre tous! Où seraient les progrès, si l'indomptable énergie de la conscience n'avait résisté à tant d'oppressions successives! Malheur au pays où la discipline sociale a trop prévalu, où la pensée a lâchement subi le joug des traditions et de la croyance collective! L'Orient languissant et immobile nous apprend ce que gagnent les sociétés qui suppriment si bien l'individualisme!

Selon que nous mettons l'accent sur l'individu ou sur la société, nous entrons dans le courant de la liberté, de la vraie moralité, de la vraie civilisation ou

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