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Nesselrode a si bien senti la portée de cette expression, qu'il a demandé (et n'a pas obtenu) qu'on mît: « Les arsenaux sur les rives de la mer Noire. » Or, Nicolaïef, qui n'est pas sur les rives, est apparemment un des arsenaux militaires de cette mer qu'on veut neutraliser. Neutralisation étrange que celle qui ôterait Sébastopol et respecterait Nicolaïef!

Contestera-t-on l'admission des consuls dans les ports russes? Mais les préliminaires garantissent en propres termes l'établissement des institutions conformes au droit des gens.

La Russie enfin prétendra-t-elle repousser la condition que lui imposent les puissances maritimes, de ne pas reconstruire Bomarsund? Il faudrait pour cela que le cinquième point n'eût pas été accepté par elle comme les quatre autres, purement et simplement. J'ajoute qu'en l'acceptant la Russie savait à merveille de quelle façon cette espèce de blanc-seing serait rempli. Il n'y a donc rien à débattre, et j'espère qu'on ne débattra rien en effet; j'espère qu'on nous épargnera les contre-propositions dérisoires au sujet d'Héligoland; car le gouvernement russe, en signant le cinquième point, a bien entendu sans doute s'engager à quelque chose.

Ainsi l'alliance, fermement maintenue, préviendra toutes les difficultés. Établie sur son propre terrain et ne s'en laissant pas éloigner, elle atteindra son but et survivra à son triomphe.

LES FRUITS DE L'ALLIANCE.

I

J'ai déjà montré, chemin faisant, quelques-uns des fruits de notre alliance libérale restaurer en Europe le sentiment du droit, protester contre la force brutale, mettre la prépondérance du même côté que les idées, établir ainsi l'équilibre sur sa vraie base, prouver à la contre-révolution que son temps est passé pour toujours, qu'on peut la réprimer sans faire appel à l'esprit révolutionnaire et qu'on peut la battre sans allumer la guerre générale, c'est bien quelque chose; néanmoins ce n'est pas tout.

Il y a d'abord un magnifique enseignement dans cette supériorité manifeste des pays libres, ou du moins compromis dans le sens du libéralisme, sur les pays où domine l'autocratie. A ne considérer que le chiffre des populations et des soldats, la partie n'est pas égale; la Russie fait mouvoir des masses plus considérables, elle est chez elle, elle ne nous est point inférieure d'ailleurs

en bravoure ou en science militaire, ses officiers du génie ont même déployé dans la défense de Sébastopol un talent et des ressources qu'il nous est permis d'envier; et cependant il faut que l'Occident triomphe. Il le faut, parce qu'il a en lui ce je ne sais quoi qui n'est ni le chiffre de la population, ni celui des soldats, ni le matériel, ni le personnel, ni la bravoure, ni les connaissances techniques, ce je ne sais quoi que méprisent nos jeunes gens si vieux, si sages, si peu chimériques, si bien revenus de tout, ce je ne sais quoi que les siècles utilitaires ne font pas entrer dans leurs calculs, d'où il résulte que leurs calculs sont toujours faux.

Il n'est pas fâcheux qu'on s'en aperçoive aujourd'hui: la liberté, la pensée, le déploiement de l'être moral sont des forces, et les premières de toutes. Avant de compter les régiments et les vaisseaux d'un peuple, demandez si l'on pense chez lui, si l'on croit, si l'on connaît autre chose que la matière, si l'on poursuit autre chose que l'argent, les places, les grades ou les clefs de chambellan; demandez s'il y a là des consciences, des hommes, des individus. Quelque riches que nous soyons nous-mêmes sous ce rapport, nous le sommes pourtant plus que la Russie. Unis à l'Angleterre nous devions faire la loi au monde.

peu

Même au point de vue militaire, l'essentiel est de vivre. Les gibernes qui ne renferment que des cartouches sont des gibernes vides; les armées qui ne connaissent que l'obéissance passive sont vaincues d'avance. Ou si elles l'emportent un moment, leur

triomphe même demeure stérile; la force matérielle est un torrent qui traverse la terre, qui la ravage et qui passe. Je me rappelle ces paroles d'un journal anglais au commencement du conflit : « Le malheur du despotisme c'est qu'il est incapable d'apprécier la puissance des forces spirituelles. Tous les autocrates, depuis Xerxès, ont cru qu'il suffisait de mettre des masses en mouvement. »

Telle a été aussi l'erreur du czar. On s'est beaucoup extasié sur la conduite de ses soldats. Je n'aurai pas l'injustice et le mauvais goût de contester leur courage; mais je demanderai pourquoi ils ont été toujours battus, toujours et par tout le monde; pourquoi les Russes n'ont pas même essayé une fois de faire prendre l'air à leurs immenses flottes emprisonnées derrière des remparts; et je poserai une autre question : à supposer une situation inverse et les Russes débarqués sur notre territoire ou sur celui de l'Angleterre, combien de semaines, combien de jours nous aurait-il fallu pour les jeter à la mer ?

Ne pas dire ces choses, ne pas tirer la conclusion, ou plutôt la moralité de la guerre actuelle, ce serait moins humilité que duperie. Il importe qu'on sache ce que valent et à quoi servent la liberté et la civilisation. Je ne parle pas même des richesses matérielles qu'elles créent; tout le monde a pu remarquer que, tandis que la Russie est presque à bout de ressources, les tableaux du commerce et du revenu annoncent un progrès soutenu en France et en Angleterre, malgré la guerre et malgré la cherté des subsistances.

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