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arrêter le ministère de Jésus-Christ; mais JésusChrist n'en a tenu compte. Le Sanhédrin a défendu aux apôtres « de parler et d'enseigner en aucune manière au nom de Jésus; » mais les apôtres ont répondu : « Jugez vous-mêmes s'il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu'à Dieu.» Les empereurs ont exigé que les premiers chrétiens cessassent d'évangéliser et sacrifiassent aux idoles; mais les premiers chrétiens ont persévéré. Ils pouvaient donner leur vie, ils ne pouvaient pas donner leur conscience.

Et remarquez-le, personne n'était soumis aux puissances établies comme les apôtres et les premiers chrétiens. Ce même Paul qui a subi l'emprisonnement et accepté la mort plutôt que de renoncer à désobéir, prescrivait en ces termes le devoir absolu de l'obéissance: «Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures, car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et les puissances qui subsistent ont été établies de Dieu. » Où sont les révoltes des premiers chrétiens? où sont leurs attaques contre les gouvernements, contre les magistrats, contre les lois? Ils ont reconnu au législateur humain le droit de tout commander; tout, excepté le crime, excepté le péché, excepté la rebellion envers Dieu. Leur maître avait dit « Rendez à César ce qui est à César, » et ils l'avaient fait. Leur maître avait ajouté : « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, » et ils le faisaient aussi. Ce qui est à Dieu, c'est notre conscience, et quiconque souille sa conscience pour se conformer à une

loi humaine, devient violateur de la loi divine.

Je sais bien que l'omnipotence des lois humaines est l'axiome favori d'une certaine école; je sais bien qu'on trouve anarchique cette limite posée par la conscience. Quel désordre, s'écrie-t-on, si chacun se constitue juge des règles établies par le législateur, si chacun se croit autorisé à résister au nom de ses sentiments ou de ses répugnances!

Il ne s'agit ici ni de répugnances ni de sentiments. La loi qui me déplaît n'en est pas moins obligatoire pour moi; le gouvernement que je n'aime pas n'en mérite pas moins ma soumission et mon respect.

L'abrogation des lois par voie de répugnance serait effectivement le comble du désordre, et personne, que je sache, n'y a jamais pensé. Je vais plus loin : les lois même contre lesquelles ne s'élèvent pas seulement des répugnances et des sentiments, mais la protestation formelle de la conscience, conservent néanmoins leur caractère de lois. C'est légalement que les martyrs des premiers siècles ont été immolés; c'est légalement que Louis XIV a envoyé au giþet ou aux galères les protestants qui refusaient d'adopter la religion du roi; c'est légalement que la Suède punit les conversions au catholicisme.

Je suis assez anarchiste pour penser que le même acte peut être parfaitement légal et parfaitement exécrable. Que se passe-t-il alors? La conscience abroget-elle la loi? non, elle lui préfère une loi plus haute. Placée dans une de ces extrémités funestes où l'obéis

sance s'appelle crime ou péché, elle ne consent pas à obéir. Ce qu'elle ne pourrait faire s'il ne s'agissait que d'une loi déraisonnable, elle est tenue de le faire dès qu'il s'agit d'une loi immorale. Quand les pasteurs de l'Écosse et du canton de Vaud abandonnaient naguère tous les avantages de leur situation et exposaient leurs familles à la misère afin de ne pas se soumettre à des lois proclamant la compétence religieuse de l'État, donnaient-ils un mauvais ou un noble exemple? ébranlaient-ils ou affermissaient-ils au contraire les fondements sur lesquels repose l'ordre social? Quand nos chirurgiens refusaient, après les journées de juin, d'exécuter la loi qui prescrivait, dit-on, de dénoncer les blessés, leur refus affligeait-il les bons citoyens, les vrais amis de la légalité? Transportez-vous aux États-Unis; là existe la loi la plus honteuse, la plus infâme qui ait jamais souillé le code d'aucun peuple : une loi ordonne de livrer les esclaves fugitifs! Hé bien, je le demande à quiconque a un cœur, que pense-t-on, que doit-on penser des hommes qui sont assez lâches pour se soumettre à une parcille loi et de ceux qui ont la gloire de l'enfreindre? De quel côté est l'ordre, de quel côté le désordre?

Il est fâcheux sans doute que ces conflits soient possibles; mais puisqu'ils sont et possibles et réels, puisque le législateur ne sait pas respecter toujours l'asile sacré de la conscience, nous n'avons que deux choses à faire violer de telles lois tant qu'elles subsistent, travailler sans relâche à provoquer leur abrogation.

Si la logique est une belle chose, le bon sens est une belle chose aussi, et, quoi qu'on en dise, un fait est un fait. Il serait logiquement préférable de dire « Obéissez toujours à la loi; » par malheur on aboutit de la sorte à des énormités, on aboutit à condamner tout ce qui est honorable et à honorer tout ce qui est odieux. Il n'est pas un principe d'obéissance absolue qui ne mène à l'absurde et à l'horrible, lorsqu'on le suit jusqu'au bout; non pas même le plus incontestable de ces principes, l'obéissance militaire. Sans doute le soldat doit exécuter sa consigne sans la discuter; el cependant supposez que son caporal ou son sergent lui donne l'ordre d'assassiner le général quand il passera!... Vous voyez bien que les doctrines de soumission illimitée sont toujours insoutenables, que la conscience a toujours son mot à dire, et qu'il est bon qu'elle le dise.

Ne nous plaignons pas de la conscience; si elle enseigne à désobéir quelquefois, elle seule enseigne à bien obéir. Les peuples chez lesquels la conscience fait sentir sa souveraineté, chez lesquels la notion du droit est comprise, sont aussi ceux qui connaissent le devoir de se soumettre et le saint respect de la loi. C'est là que se résolvent, au prix de nobles souffrances, les questions logiquement insolubles; c'est là que la loi positive a tout son empire, et c'est là que la loi morale finit par établir le sien.

Le droit est incommode, le droit résiste; le scepticisme blasé n'a pas ces inconvénients. Il est vrai qu'il ·

n'y a pas moyen de s'appuyer sur lui. Ce que durent les lois positives et les institutions auxquelles on donne une telle base, nous ne le savons que trop! Voici une société où l'on ne connaît de droit que celui qui est dans les codes; on y professe le mépris du vrai, le dédain de l'absolu; la sagesse précoce des jeunes gens y possède déjà le talent de saluer le succès quel qu'il soit et de renier les plus nobles causes; on y excelle à se moquer, et l'esprit d'ironie y a bon marché de tous les sentiments les plus généreux; on n'y cède pas à un noble entraînement dont on ne se repente le lendemain et qu'on ne tourne en ridicule le troisième jour; on y invente des arguments au profit de l'esclavage et de la traite; on y découvre les dangers de la civilisation et des lumières; surtout on y prône la paresse intellectuelle et la lâcheté morale qui reculent devant la recherche sérieuse du vrai, qui acceptent les yeux fermés une religion toute faite, et qui s'associent à ses pratiques sans s'en inquiéter autrement. Cette société-là doit être bien paisible; les convictions fortes ne lui donnent pas la fièvre, les doutes anxieux ne la tourmentent pas, elle échappe au bruit que font toujours les luttes de principes; mais aussi, faute de principes, elle tombe en langueur; devenue incapable de rien aimer, elle devient incapable de rien soutenir. Elle a tout sacrifié à son repos, et le repos lui est interdit.

Telle est notre maladie: nous ignorons la valeur du droit, le prix des principes; nous ne savons plus ce

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