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LA GUERRE D'ORIENT.

L'ALLIANCE ANGLAISE C'EST LE LIBÉRALISME.

I

On ne doit parler que de ce qu'on sait; je ne ferai par conséquent ni stratégie ni diplomatie (aussi bien, la situation actuelle des choses m'en dispenserait). Il n'est pas besoin, je pense, d'être tacticien ou de connaître par le menu les détails des négociations, pour avoir une opinion sur cette question immense qu'on appelle la guerre d'Orient. Il y a des principes en ce monde, et les principes sont toujours à la base de tout; toujours au fond d'un grand événement il se trouve quelque chose d'essentiel et de général qu'un peu de réflexion met à la portée des profanes. Je crois peu, je l'avoue, aux mystères de la politique, et l'expérience m'a fait comprendre qu'on apprend d'ordinaire moins qu'on ne désapprend à perdre de vue l'aspect simple

des affaires pour en étudier les particularités techniques et pour écouter les confidences qui s'échangent à l'oreille dans les cabinets. Je n'ai rien entendu ni pu entendre, je ne sais rien; voilà pourquoi j'espère être en état d'apercevoir et de dire ce qui a échappé peutêtre aux gens mieux instruits.

Dès le premier jour, dès la première minute du conflit avec la Russie, j'ai senti que le libéralisme y était engagé, et que c'était même là son caractère fondamental. Depuis lors cette impression n'a fait que s'accroître, ou plutôt, ce qui était impression est devenu conviction. Par quel motif une pareille conviction n'était-elle pas plus générale ? Les uns sans doute se méprenaient sur la nature du libéralisme, le confondant avec le socialisme, avec le radicalisme, avec l'esprit révolutionnaire, c'est-à-dire avec ses ennemis mortels; d'autres se méprenaient sur la nature de la guerre d'Orient, y voyant ou l'amour platonique du Turc, ou au contraire des vues égoïstes et ambitieuses, ou un triomphe fatal des tendances militaires, ou une lutte contre les intérêts conservateurs défendus par la Russie. Il fallait définir le libéralisme, je l'ai fait; il fallait définir la guerre d'Orient, je vais le faire.

On m'accusera d'avoir pris le plus long pour aller en Crimée. A mon avis, ceux qui prennent le plus court n'y arrivent pas; ce n'est pas y arriver, qu'aboutir à une simple querelle de circonstance, d'entraînement, d'honneur national, même d'équilibre européen, lorsqu'il y a une querelle de liberté.

Je ne me fais pas d'illusions, on l'a vu, sur le libéralisme de mon pays; cependant 1789 et 1830 ont passé sur nous, il s'est accompli chez nous une répudiation définitive du passé qui nous assure une position à part dans l'Europe continentale. Avec qui marchera la France? Voilà la grosse question, non-seulement pour elle, mais pour le monde entier, pour la civilisation, pour le libéralisme, et (si étrange que cela paraisse) pour la paix. Inclinera-t-elle vers l'Orient et vers la Russie, ou se tournera-t-elle vers l'Occident et vers l'Angleterre ? La Russie représente un principe; l'Angleterre représente le principe opposé. Favorable ou indifférente à l'égard de la Russie, la France met en péril la sécurité et les progrès de l'univers, elle court risque de reculer elle-même sur la route où elle s'est avancée avec tant d'hésitation et de lenteur; unie à l'Angleterre, elle fait rétrograder le despotisme et la barbarie, elle sauve l'ordre, elle fortifie la liberté, elle se place dans les conditions les plus propres à sa propre éducation libérale. La science nous parle d'un équilibre stable et d'un équilibre instable; tout dépend de la position donnée au centre de gravité. Or l'équilibre est instable en Europe, tant qu'on y poursuit l'association artificielle des principes contraires; mais que la France et l'Angleterre se tendent la main, que le peuple qui a fait 89 marche à côté de celui qui a réalisé le minimum de gouvernement, et le centre de gravité européen prend sa vraie place, la force se trouve du même côté que les idées, les perturbations deviennent impossibles.

Il restait donc quelque chose de neuf à dire sur la question d'Orient. Il restait à la poser telle qu'elle est.

II

Il n'y a aujourd'hui que trois pays en Europe. Il devrait y en avoir quatre au moins. L'Allemagne devrait aussi être quelque chose, représenter quelque chose; et par ce nom d'Allemagne je n'entends pas l'Autriche où depuis longtemps rien de vivant ne circule, j'entends la Prusse et les petits États. Par malheur, les gouvernements d'une contrée si intelligente semblent avoir subi, sous l'influence des alliances de famille et sous le coup des terreurs de 1848, une sorte de médiatisation qui les annule. L'Allemagne est devenue pour un temps comme une annexe inerte de la Russie. Cela ne peut durer, j'en suis convaincu ; sur`tout cela ne peut conduire jusqu'à l'adoption active d'une alliance russe. Il n'eût pas fallu moins qu'une agression impolitique de la part des puissances occidentales, pour donner à cette alliance impossible les apparences d'une question d'honneur national. Or comme je ne pense pas que l'Angleterre et la France, qui n'ont guère commis de fautes dans tout ceci, eussent consenti à en commettre une aussi énorme, il me paraîtrait injuste de supposer en aucun cas une Allemagne russe; parlons d'une Allemagne annulée. Je répète le mot, le seul qui rende, selon moi, la situation.

En attendant que nous ayons une Allemagne et que la puissance des affinités intimes en fasse un des membres essentiels de la famille occidentale, la France demeure entre deux pays, entre deux alliances, entre deux politiques. Ici la Russie, là l'Angleterre ; il faut choisir.

Qu'est-ce que la Russie?

Je désire éviter toute exagération malveillante; j'y aurai d'autant moins de peine que je connais des Russes dont le caractère excite vivement ma sympathie. Je ne conteste pas certaines qualités attachantes qui distinguent la nation en général. La guerre actuelle a mis ces qualités en saillie : une douceur gracieuse chez le peuple, une espèce de dévotion qui n'est pas de la piété puisqu'elle ne réforme aucun vice, mais qui toutefois est du dévouement religieux, une bravoure réelle chez les soldats, une courtoisie de bon goût chez les officiers, tout cela forme, en dépit de quelques épisodes sauvages (celui de Hango, par exemple), un ensemble qui ne manque pas de charme. Le général Mouravieff en particulier s'est honoré et a honoré sa patrie par la générosité chevaleresque dont sont empreints plusieurs articles de la capitulation de Kars.

Je ne viens point, on le voit, injurier la Russie. Je suis même prêt à confesser qu'elle a sa place nécessaire en Europe, et que cette place doit rester grande. Ceux qui rêvent l'anéantissement de la Russie sont des révolutionnaires ou des fous. Quant à moi, bien que je déteste un drapeau qui a été, qui est et qui sera long

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