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MICHEL EYQUEM

SEIGNEUR DE MONTAIGNE,

NË EN 1555 AU CHATEAU DE MONTAIGNE EN PERIGORD.-MORT EN 1592.

La vie de Montaigne, c'est l'histoire de ses idées, et cette histoire se trouve décrite au vif par lui- | même dans ses Essais. «Tout le monde, dit-il, me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Sa vie active ne fut marquée que par un bien petit nombre d'événements. Pendant que toutes les passions religieuses et politiques s'agitaient autour de lui, lui, homme de sens et d'honneur, jugeait avec équité les hommes et les choses, et sans refuser, lorsqu'il en était requis, sa coopération ou ses conseils dans l'intérêt de son pays, il s'était fait une existence heureuse dans l'étude de la philosophie et dans la jouissance des délices de l'amitié. Ainsi ses recherches morales du bien trouvaient dans l'amitié une prompte récompense.

Il nàquit le 29 février 1533 au château de SaintMichel de Montaigne, possession de sa famille. On était alors dans toute l'ardeur des lettres latines, et son père voulut que le latin devint aussi bien sa langue naturelle que le deviendrait le français. Son précepteur eut ordre de ne parler avec lui qu'en latin, et il ne fut pas jusqu'à sa mère, à sa nourrice et aux femmes de la maison qui reçurent leur contingent de paroles latines pour les faire entendre au jeune disciple. Dès six ans, le jeune Michel parla en effet le latin avec facilité. Envoyé au collège de Guienne à Bordeaux, il s'y fit distinguer, et à douze ans il put jouer son personnage dans les tragédies latines qu'on représentait habituellement dans tous les colléges.

Dès l'âge de treize ans il commença ses études en droit, et à peine eut-il atteint sa vingt-unième année, que son père lui acheta une charge de conseiller à la Cour des aides qui fut ensuite réunie au parlement de Bordeaux. Les années qui s'écoulèrent jusqu'à l'année 1560 furent bien douces pour lui. Il avait trouvé un ami, digne de lui, Étienne de La Boëtie, homme véritablement reMONTAIGNE.

marquable et qu'une mort précoce vint frapper à l'âge de trente-deux ans, au moment où son mérite commençait à être universellement apprécié. Cette liaison eut une grande influence sur toute la vie de Montaigne. Au milieu de ce spectacle de désordre, son esprit porté au doute sur tout ne pouvait jamais douter de la vertu et de l'honneur après en avoir contemplé un si cher modèle.

Jusque-là Montaigne n'avait encore rien publié. Son premier ouvrage fut un acte d'obéissance filiale. Il entreprit, pour plaire à son père, la traduction de la Théologie naturelle de Rémond de Sebon, et publia cette traduction en 1568, en la lui dédiant. Ce ne fut que quelques années après et après la mort de son père, arrivée en 1569, qu'il commença à écrire ses Essais. Une phrase de lui nous indique la date précise de la composition d'un de ses chapitres '. Il n'y a, dit-il, justement que quinze jours que j'ai franchi trente-neuf ans. » 11 a donc écrit ce morceau le 15 mars 1572, année si odieusement fameuse par les massacres de la Saint-Barthélemy, qui eurent lieu cinq mois après. Dès l'année 1570 Montaigne avait abandonné le parlement pour l'épée.

Il ne publia qu'en 1580, à Bordeaux, sa première édition des Essais. Il sentit cette même année les premières atteintes d'une terrible maladie dont il supporta les souffrances avec fermeté d'ame, sans négliger tous les moyens possibles pour en triompher. Ce fut dans les intérêts de sa santé qu'il entreprit alors un voyage en Italie, à l'occasion duquel il dicta à son secrétaire ou écrivit en courant quelques notes que je publie à la suite des Essais. Ce fragment avait été écrit par Montaigne comme un simple mémorandum destiné à le guider dans le soin de sa santé; mais lors

(4) Ch. xix, «Que philosopher c'est apprendre à mourir, »

a

même qu'on n'y retrouverait pas les belles pages sur Rome, ce morceau serait encore intéressant comme tableau exact de l'état de l'Europe à cette époque.

Montaigne était à Lucques lorsque ses concitoyens l'honorèrent de leur choix pendant son absence, et l'appelèrent pour succéder, dans les fonctions de maire de Bordeaux, au maréchal de Matignon'. Il se hâta de quitter l'Italie et vint à Bordeaux, où il sut justifier par sa bonne administration l'estime de ses concitoyens. Je lis dans les Mémoires de de Thou à l'année 1581:

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M. de Thou tira encore bien des lumières de Michel de Montaigne, alors maire de Bordeaux, homme franc, ennemi de toute contrainte, et qui n'était entré dans aucune cabale, d'ailleurs fort instruit de nos affaires, principalement de celles de la Guienne, sa patrie, qu'il connaissait à fond. »

Quelques pages plus loin, à l'année 1588, de Thou met encore plus en relief l'habileté politique de Montaigne :

. Avant les troubles de Paris, dit-il, Michel de Montaigne était venu à la cour; il l'avait suivie à Chartres, à Rouen, et était alors à Blois. Il était des amis particuliers du président de Thou et le pressait tous les jours de songer sérieusement à l'ambassade de Venise, qu'on lui destinait depuis le retour d'André Hurault de Meisse, parent du chancelier. Lui-même avait dessein d'aller à Venise; et, pour l'y engager davantage, il lui promettait de ne le point quitter durant tout le séjour qu'il y ferait. Comme ils s'entretenaient des causes des troubles, Montaigne lui dit : Qu'autrefois il avait servi de médiateur entre le roi de Navarre et le duc de Guise, lorsque ces deux princes étaient a la cour; que ce dernier avait fait toutes les avances, par ses soins, ses services, ses assiduités, pour gagner l'amitié du roi de Navarre; mais qu'ayant reconnu qu'il le jouait, et après toutes ses démarches, n'ayant trouvé en lui qu'un ennemi implacable, qu'il avait eu recours à la guerre, comme à la dernière ressource qui pût défendre l'honneur de sa maison; que l'aigreur de ces deux esprits était le principe d'une guerre qu'on voyait aujourd'hui si allumée que la mort seule de l'un ou de l'autre pourrait la faire fiuir; que le duc de Guise et ceux de sa maison ne se croiraient jamais en sûreté tant que le roi de Navarre vivrait ; que celuiti, de son côté, était persuadé qu'il ne pourrait faire valoir son droit à la succession de la couronne pendant la vie du duc: « Pour la religion, ajouta-t-il, dont tous les deux font parade, c'est un beau pré

(1) Montaigne eut lui-même pour successeur le maréchal de Biron.

(2) Dans un des volumes du Panthéon, p. 592. (3) P. 628 et 629.

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texte pour se faire suivre par ceux de leur parti; mais la religion ne les touche ni l'un ni l'autre. La crainte d'être abandonné des protestants empêche seule le roi de Navarre de rentrer dans la religion de ses pères, et le duc ne s'éloignerait past de la confession d'Augsbourg que son oncle Charles, cardinal de Lorraine, lui a fait goûter, s'il pouvait la suivre sans préjudicier à ses intérêts. » Que c'était la le sentiment qu'il avait reconnu dans ces princes, lorsqu'il se mêlait de leurs affaires. Montaigne fait lui-même allusion à ces négociations dans ses Essais1.

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En ce peu, dit-il, que j'ay eu à négocier entre nos princes, en ces divisions et subdivisions qui nous déchirent aujourd'huy, j'ay curieusement évité qu'ils se mesprinssent en moy et s'enferrassent en mon masque. »

Il fut lié entre autres avec le vieux Montluc dont il parle d'une manière touchante 2:

a

Il me fesoit, dit-il, surtout valoir le desplaisir et crève-cueur qu'il sentoit de ne s'estre jamais communiqué à son fils; et sur ceste humeur d'une gravité et grimace paternelle, avoit perdu la commodité de gouster et bien connoistre son fils, et aussi de lui déclarer l'extreme amitié qu'il lui portoit, et le digne jugement qu'il fesoit de sa vertu. »

Montaigne passa les dernières années de sa vie, tantôt à Paris, dont il avoit aimé dès sa jeunesse la vie facile et douce, tantôt dans son château de Montaigne, où il mourut en 1592. Estienne Pasquier qui fut son ami, raconte ainsi ses derniers instants.

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Ne pensez pas que sa mort ait esté autre que le général de ses écrits. Il mourut en sa maison de Montaigne, où lui tomba une esquinancie sur la langue, de façon qu'il demeura trois jours entiers, plein d'entendement, sans pouvoir parler; au moyen de quoi il estoit constraint d'avoir recours à sa plume pour faire entendre ses volontés. Et comme il sentit sa fin approcher, il pria, par un petit bulletin, sa femme de semoncer quelques gentils-hommes siens voisins, afin de prendre congé d'eux. Arrivés qu'ils furent, il fit dire la messe en sa chambre; et comme le prestre estoit sur l'eslévation du Corpus Domini, ce pauvre gentil-homme s'élança, au moins mal qu'il peut, sur son lit, les mains jointes, et à ce dernier acte rendit son esprit à Dieu; qui fut un beau miroir de l'intérieur de

son ame. »

Sa veuve, Françoise de la Chassaigne, lui fit élever un tombeau dans une église qui est aujourd'hui celle du collège à Bordeaux, et un descendant de sa famille le fit rétablir, en 1803, dans la première chapelle à gauche de l'autel.

(4) L. III,chap. 1, p. 440.- (2) L. II, chap. 8. - (3) Lettre

XVIII.

De nombreux volumes ont été écrits sur Montaigne. On peut en voir l'indication à la suite de cette notice biographique, dans la Notice bibliographique de M. Payen. L'écrivain qui, selon moi, a fait la plus juste appréciation de l'homme et de l'époque, est le savant M. Biot; son éloge de Montaigne, qui n'a pas été couronné par l'Académie, est aussi bien écrit que bien pensé.

Pour rendre cette édition aussi complète que possible j'y ai ajouté le Voyage en Italie, les lettres et jusqu'aux avis écrits par lui sous la dictée de Catherine de Médicis, et probablement par son

inspiration. Les index publiés jusqu'ici ne m'ayant pas paru satisfaisants, même celui de l'édition de Desoër, M. Le Mesle a bien voulu se charger d'en rédiger un sur un plan plus philosophique et plus conforme aux idées qui doivent diriger dans la lecture des Essais de Montaigne.

J'ai suivi le texte de l'édition en 5 vol. in-8 de M. Lefevre en la revoyant sur celle de Desoër, qui offre parfois de meilleures leçons. La traduction des citations grecques et latines est de M. J. V. Leclerc.

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1568 35 I traduit pour son père la Théologie naturelle de Rémond de Sebon.

1569 36 Mort de son père, qui était né en 1490, s'était marié en 1523, et avait eu cinq fils et une fille. Le père de Montaigne avait trois frères, de l'un desquels, le sieur de Bussaguet, conseiller au parlement de Bordeaux, descendent les Montaigne qui existent encore à Bordeaux.

1970 37 Montaigne quitte la robe pour l'épée. Il commença probablement ses Essais vers cette époque.

1571 38 I publie les traductions et 1571 Victoire de Lépante. les vers latins de La Boëtie,

et les dédie au chancelier

de l'Hospital, disgracié.

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Il est atteint de la gravelle, part au mois de septembre pour l'Allemagne et l'Italie, et arrive à Rome le 30 novembre. 1581 49 Il séjourne près de cinq mois à Rome, où il obtient une bulle de citoyen romain. Pelerinage à Lorette. Baius de Lucques où il apprend, le 7 septembre, qu'il vient d'être élu maire de Bordeaux. Retour à Rome, puis en France. 1582 49 Il va à la cour d'Henri IV 1582 Réforme du Calendrier par pour les affaires des BorGrégoire XIII. delais.

1584 51 Il est continué dans la charge de maire, qui durait deux ans. 1586 53 La peste l'oblige à quitter sa

maison, dans laquelle il s'était retiré pour y vivre paisible, loin du bruit de la guerre civile qui l'attris

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On ne sait que bien peu de chose de La Boëtie. La lettre touchante écrite par Montaigne à son père sur la mort de son ami, et que l'on trouvera dans ce volume, fait assez voir la hauteur de son âme. De Thou en dit aussi quelques mots dans son Histoire universelle1.

Etienne de La Boëtie, dit-il, à peine âgé de trente-trois ans, conseiller au parlement de Bordeaux, mourut à Sarlat en Périgord, lieu de sa naissance. Il avait un esprit admirable, une érudition vaste et profonde, et une facilité merveilleuse à parler et à écrire; il s'appliqua surtout à la morale et à la politique. Doué d'une prudence rare et au-dessus de son âge, il aurait été capable des plus grandes affaires s'il n'eût pas vécu éloigné de la cour, et si une mort prématurée n'eût pas empêché le public de recueillir les fruits d'un si sublime génie. Nous sommes redevables à Michel de Montaigne, son estimable ami, de ce qu'il n'est pas entièrement mort ; il a recueilli et publié plusieurs de ses ouvrages qui font voir la délicatesse, l'élé

(1) Ch. LXXXV.

gance et l'étonnante sublimité de ce jeune auteur. Je ne puis omettre son discours sur la Servitude volontaire dont j'ai déjà fait l'éloge, et qui fut pris par ceux qui le publièrent en un sens tout-à-fait contraire à celui que son sage et son savant auteur avait en le composant. »

Outre le traité de la Servitude volontaire, on a de La Boëtie :

Des traductions de fragments de Xénophon, d'Aristote et de Plutarque;

Des vers latins;

Des vers français publiés, ainsi que les ouvrages précédents, par Montaigne;

Vingt-neuf sonnets publiés dans les Essais (liv. 1, chap. 28);

Et enfin l'Historique description du solitaire et sauvage pays de Médoc, indiquée par les biographes, mais qu'aucun n'a jamais vu. (Voyez la notice bibliographique de M. Payen.)

Paris, 20 décembre 1836.

J.-A.-C. BUCHON.

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