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que de le laisser en pleine oysifveté s'entretenir soy mesme, et s'arrester et rasseoir en soy, ce que j'esperoy qu'il peust meshuy faire plus ayseement, devenu avecques le temps plus poisant et plus meur; mais je treuve, comme

Variam semper dant etia mentem3, qu'au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy mesme qu'il n'en prenoit pour aultruy; et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les aultres, sans ordre et sans propos, que, pour en contempler à mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commencé de les mettre en roolle, esperant avecques le temps luy en faire honte à luy mesme.

CHAPITRE IX.

Des menteurs.

Il n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire, car je n'en recognois quasy trace en moy, et ne pense qu'il y en ayt au monde une aultre si merveilleuse en defaillance. J'ay toutes mes aultres parties viles et communes; mais, en ceste là, je pense estre singulier et tres rare, et digne de gaigner nom et reputation. Oultre l'inconvenient naturel que j'en souffre (car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante déesse3), si en mon païs on veult dire qu'un homme n'a point de sens, ils disent qu'il n'a point de memoire; et quand je me plains du default de la mienne, ils me reprennent et mescroyent, comme si je m'accusois d'estre insensé; ils ne veoyent pas de chois entre memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché! Mais ils me font tort, car il se veoid par expe

(1) Désormais; meshuy, pour mais huy, du latin magis hodie. E. J.

(2) Dans l'oisiveté, l'esprit s'égare en mille pensées diverses. LOCAIN IV, 704.

PLATON, Critias, p. 1100, éd. de Francfort, 1602. J. V. L, (4) Il s'en plaint encore au chapitre 17 du second livre; Malebranche et quelques autres l'accusent d'avoir prétendu faussement qu'il n'avait pas de mémoire (voy, surtout Baudius, not. ad lamb. lib. II, Leyde, 1607). Ils en donnent pour preuve ses nombreuses citations. Mais, outre qu'elles ne sont pas toujours exactes, et qu'il lui arrive de se contredire, même en ne citant pas, ceux qui ont écrit savent, comme moi, qu'il ne faut pas beaucoup de mémoire pour citer et citer souvent. « A faute de memoire naturelle, dit l'oublieux Montaigne, j'en lorge de papier (liv. III, chap. 13) ; » voilà tout le secret. J. V. L. !

rience, plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugements debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie representent l'ingratitude; on se prend de mon affection à ma memoire, et d'un default naturel on en faict un default de conscience. « Il a oublié, dict-on, ceste priere ou ceste promesse; il ne se souvient point de ses amis; il ne s'est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l'amour de moy. » Certes je puis ayséement oublier, mais de mettre à nonchaloir la charge que mon amy m'a donnée, je ne le fais pas. Qu'on se contente de ma misere sans en faire une espece de malice, et de la malice autant ennemie de mon humeur !

Je me console aulcunement: Premierement, sur ce que c'est un mal duquel principalement j'ay tiré la raison de corriger un mal pire, qui se feust facilement produict en moy, scavoir est l'ambition, car ceste defaillance est insupportable à qui s'empestre des negociations du monde; que, comme disent plusieurs pareils exemples du progrès de nature, elle a volontiers fortifié d'aultres facultés en moy à mesure que ceste cy s'est affoiblie, et irois facilement couchant et alanguissant mon esprit et mon jugement sur les traces d'aultruy, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le benefice de la memoire; que mon parler en est plus court, car le magasin de la memoire est volontiers plus fourny de matiere que n'est celuy de l'invention. Si elle m'eust tenu bon, j'eusse assourdi touts mes amis de babil, les subjects esveillants ceste telle quelle faculté que j'ay de les manier et employer, eschauffants et attirants mes discours. C'est pitié; je l'essaye par la preuve d'aulcuns de mes privés amis; à mesure. que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que, si le conte est bon, ils en estouffent la bonté; s'il ne l'est pas, vous estes à mauldire ou l'heur de leur memoire, cu le malheur de leur jugement. Et c'est chose difficile de fermer un propos et de le ecupper depuis qu'on est arrouté1; et n'est rien où la force d'un cheval se

(1 Mis en route, en chemin, en train. E J.

cognoisse plus qu'à faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes, j'en veoy qui veulent et ne se peuvent desfaire de leur course; ce pendant qu'ils cherchent le poinct de clorre le ils s'en vont balivernant et traisnant comme pas, des hommes qui defaillent de foiblesse. Surtout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redictes; j'ay veu des recits bien plaisants devenir tres ennuyeux en la bouche d'un seigneur, chacun de l'assistance en ayant esté abbruvé cent fois.

Secondement, qu'il me souvient moins des offenses receues, ainsi que disoit cest ancien1 : il me fauldroit un protocolle; comme Darius, pour n'oublier l'offense qu'il avoit receue des Atheniens, faisoit qu'un page, à touts les coups qu'il se mettoit à table, luy veinst rechanter

trois fois à l'aureille : «Sire, souvienne vous par des Atheniens; » d'autre part, les lieux et les livres que je reveoy me rient tousjours d'une fresche nouvelleté.

Ce n'est pas sans raison qu'on dict que qui ne se sent point assez ferme de memoire ne se doibt pas mesler d'estre menteur. Je scay bien que les grammairiens 3 font difference entre dire mensonge et mentir; et disent que dire mensonge, c'est dire chose faulse, mais qu'on a prins pour vraye; et que la definition du mot de mentir en latin, d'où nostre françois est party, porte autant comme aller contre sa conscience; et que, par consequent, cela ne touche que ceulx qui disent contre ce qu'ils sçavent, desquels je parle. Or ceulx icy, ou ils inventent marc et tout, ou ils deguisent et alterent un fond veritable. Lors qu'ils deguisent et changent, à les remettre souvent en ce mesme conte, il est malaysé qu'ils ne se desferrent; parce que la chose, comme elle est, s'estant logée la premiere dans la memoire, et s'y estant empreinte par la voye de la cognoissance et de la science, il est malaysé qu'elle ne se represente à l'imagination, deslogeant la faulseté qui n'y peult avoit le pied si ferme ny si rassis, et que les circonstances du premier apprentissage,

(1) Cicéron, pro Ligar., c. 12: « Oblivisci nihil soles, nisi inurias.» J. V. L.

(2) Δέσποτα, μέμνεο τῶν ̓Αθηναίων. HERODOTE, V, 105.

J. V. L.

(3) Nigidius, dans AULU-GELLE, XI, 11, et dans NONIUS, V, 80. Montaigne ue fait ici que traduire ce grammairien, J. V. L.

se coulants à touts coups dans l'esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces rapportées faulses ou abastardies. En ce qu'ils inventent tout à faict, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire qui chocque leur faulseté, ils semblent avoir d'autant moins à craindre de se mescompter. Toutesfois encores cecy, parce que c'est un corps vain et sans prinse, eschappe volontiers à la memoire, si elle n'est bien asseurée. De quoy j'ay souvent veu l'experience, et plaisamment, aux despens de ceulx qui font profession de ne former aultrement leur parole que selon qu'il sert aux affaires qu'ils negocient, et qu'il plaist aux grands à qui ils parlent; car ces circonstances à quoy ils veulent asservir leur foy et leur conscience, estant subjectes à plusieurs changements, il fault que leur parole se diversifie quand et quand : d'où il advient que de mesme chose ils disent tantost gris, tantost jaune, à tel homme d'une sorte, à tel d'une aultre; et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que devient ceste belle art? oultre ce qu'imprudemment ils se desferrent eulx mesmes si souvent; car quelle memoire leur pourroit suffire à se souvenir de tant de diverses formes qu'ils ont forgées en un mesme subject? J'ay veu plusieurs de mon temps envier la reputation de ceste belle sorte de prudence, qui ne veoyent pas que si la reputation y est, l'effect n'y peult estre.

En verité le mentir est un mauldict vice: nous ne sommes hommes et ne nous tenons les uns aux aultres que par la parole. Si nous en cognoissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d'autres crimes. Je treuve qu'on s'amuse ordinairement à chastier aux enfants des erreurs innocentes très mal à propos, et qu'on les tormente pour des actions temeraires qui n'ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et, un peu au dessoubs, l'opiniastreté, me semble estre celles desquelles on debvroit à toute instance combattre la naissance et le progrès : elles croissent quand et eulx; et depuis qu'on a donné ce fauls train à la langue, c'est merveille combien il est impossible de l'en retirer; par où il advient que nous veoyons des honnestes hommes d'ailleurs y estre subjects et asservis. J'ay un bon garçon de tailleur à qui je n'ouy jamais dire une verité, non pas quand elle s'offre pour luy

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servir utilement. Si, comme la verité, le mensonge n'avoit qu'un visage, nous serions en meilleurs termes; car nous prendrions pour certain l'opposé de ce que diroit le menteur: mais le revers de la verité a cent mille figures et un champ indefiny. Les pythagoriens font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille routes desvoyent du blanc1, une y va. Certes je ne m'asseure pas que je peusse venir à bout de moy, à guarantir un danger evident et extreme par une effrountée et solenne mensonge. Un ancien pere dict que nous sommes mieulx en la compaignie d'un chien cogneu qu'en celle d'un homme duquel le langage nous est incogneu. Ut externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le langage fauls moins sociable que le silence!

Le roy François premier se vantoit d'avoir mis au rouet, par ce moyen, Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce, duc de Milan, homme très fameux en science de parlerie. Cestuy cy avoit esté despesché pour excuser son maistre vers sa majesté d'un faict de grande consequence, qui estoit tel. Le roy, pour maintenir tousjours quelques intelligences en Italie, d'où il avoit esté dernierement chassé, mesme au duché de Milan, avoit advisé d'y tenir près du duc un gentilhomme de sa part, ambassadeur par effect, mais par apparence homme privé, qui feist la mine d'y estre pour ses affaires particulieres; d'autant que le duc, qui dependoit beaucoup plus de l'empereur (lors principalement qu'il estoit en traité de mariage avec sa niepce, fille du roy de Danemarc, qui est à present douairiere de Lorraine), ne pouvoit descouvrir avoir aulcune practique et conference avecques nous, sans son grand interest. A ceste commission se trouva propre un gentilhomme milannois, escuyer d'escurie chez le roy, nommé Merveille. Cestuy cy, despesché avecques lettres secrettes de creance et instructions d'ambassadeur, et avecques d'aultres lettres de recommendation envers le duc en faveur de ses affaires particulieres, pour le masque et la montre, feut si long temps auprès du duc qu'il en veint quelque ressentiment à l'empereur, qui donna cause à ce qui s'en suivit après, comine nous pensons:

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ce feut que, soubs couleur de quelque meurtre, voylà le duc qui luy fait trencher la teste de belle nuict, et son procès faict en deux jours. Messire Francisque estant venu, prest d'une longue deduction contrefaicte de ceste histoire (car le roy s'en estoit adressé, pour demander raison, à touts les princes de chrestienté et au duc mesme), feut ouy aux affaires du matin; et ayant estably pour le fondement de sa cause, et dressé à ceste fin plusieurs belles apparences du faict, que son maistre n'avoit jamais prins nostre homme que pour gentilhomme privé et sien subject, qui estoit venu faire ses affaires à Milan et qui n'avoit jamais vescu là soubs aultre visage, desadvouant mesme avoir sceu qu'il feust en estat de la maison du roy, ny cogneu de luy, tant s'en fault qu'il le prinst pour ambassadeur; le roy, à son tour, le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes parts, l'accula enfin sur le poinct de l'execution faicte de nuict et comme à la desrobée; à quoy le pauvre homme embarrassé respondit, pour faire l'honneste, que, pour le respect de sa majesté, le duc eust esté bien marry que telle execution se feust faicte de jour. Chascun peult penser comme il feut relevé, s'estant si lourdement couppé à l'endroict d'un tel nez que celuy du roy François1.

Le pape Jule second ayant envoyé un ambassadeur vers le roy d'Angleterre, pour l'animer contre le roy François, l'ambassadeur ayant esté ouy sur sa charge, et le roy d'Angleterre s'estant arresté en sa response aux difficultés qu'il trouvoit à dresser les preparatifs qu'il fauldroit pour combattre un roy sy puissant, et en alleguant quelques raisons, l'ambassadeur repliqua mal à propos qu'il les avoit aussi considerées de sa part et les avoit bien dictes au pape. De ceste parole, si esloingnée de sa proposition, qui estoit de le poulser incontinent à la guerre, le roy d'Angleterre print le premier argument de ce qu'il trouva depuis par effect. que cest ambassadeur, de son intention particuliere, pendoit du costé de France, et, en ayant adverty son maistre, ses biens feurent confisqués, et ne teint à gueres qu'il n'en perdist la vie 2.

(1) Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. IV. Ce fait est de l'an 1534. C.

(2) ERASMI Opp. tom. IV, col. 684, C, éd. de Leyde, :703, in-fol. C.

3

CHAPITRE X.

Du parler prompt, ou tardif.

Onc ne furent à touts toutes graces données 1 :

aussi veoyons nous qu'au don d'eloquence les uns ont la facilité et la promptitude, et, ce qu'on dict, le boutehors si aisé qu'à chasque bout de champ ils sont prests; les aultres, plus tardifs, champ ils sont prests; les aultres, plus tardifs, ne parlent jamais rien qu'elaboré et premedité.

Comme on donne des regles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps selon l'advantage de ce qu'elles ont le plus beau, si j'avois à conseiller de mesme en ces deux divers advantages de l'eloquence, de laquelle il semble en nostre siecle que les prescheurs et les advocats fassent principale profession, le tardif seroit mieulx prescheur, ce me semble, et l'aultre, mieux advocat, parce que la charge de cestuy là luy donne autant qu'il luy plaist de loisir pour se preparer; et puis sa carriere se passe d'un fil et d'une suitte sans interruption, là où les commodités de l'advocat le pressent à toute heure de se mettre en lice; et les responses improuvues de sa partie adverse le rejectent de son bransle, où il luy fault sur le champ prendre nouveau party. Si est ce qu'à l'entreveue du pape Clement et du roy François à Marseille, il adveint, tout au rebours, que monsieur Poyet, homme toute sa vie nourry au barreau, en grande reputation, ayant charge de faire la harangue au pape, et l'ayant de longue main pourpensée, voire, à ce qu'on dict, apportée de Paris toute preste; le jour mesme qu'elle debvoit estre prononcée, le pape, se craignant qu'on luy teinst propos qui peust offenser les ambassadeurs des aultres princes qui estoient autour de luy, manda au roy l'argument qui lui sembloit estre le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune tout autre que celuy sur lequel monsieur Poyet s'estoit travaillé; de façon que sa harangue demeuroit inutile, et luy en falloit promptement refaire une aultre mais s'en sentant incapable, il fallut que monsieur le cardinal du Bellay en prinst la

(1) Ce vers, qui est du célèbre ami de Montaigne, Etienne de la Boëtie, ne se trouve point dans les vingt-neuf sonnets de ce jeune poète, cités au chapitre vingt-huitième de ce premier livre des Essais. Il fait partie des Vers français publiés par Montaigne en 1372, et il y termine le quatorzième sonnet, fol. 16, verso. J. V. L.

charge1. La part de l'advocat est plus difficile que celle du prescheur; et nous trouvons pourtant, ce m'est advis, plus de passables advocats que prescheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l'esprit d'avoir son operation prompte et soubdaine, et plus le propre du jugement de l'avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer, et celuy aussi à qui le loisir ne donne advantage de mieulx dire, sont en pareil degré d'estrangeté.

On recite de Severus Cassius, qu'il disoit mieulx sans y avoir pensé ; qu'il debvoit plus à la fortune qu'à sa diligence; qu'il luy venoit à proufit d'estre troublé en parlant; et que ses adversaires craignoyent de le picquer, de peur que la cholere ne luy feist redoubler son eloquence 2. Je connoy par experience ceste condition de nameditation et laborieuse : si elle ne va gayement ture, qui ne peult soustenir une vehemente preet librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aulcuns ouvrages qui puent à l'huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse que le travail imprime en ceulx où il a grande part. Mais oultre cela, la solicitude de bien faire, et ceste contention de l'ame trop bandée et trop tendue à son entreprinse, la rompt et l'empesche; ainsi qu'il advient à l'eau qui, par force de se presser, de sa violence et abondance ne peult trouver issue en un goulet ouvert. En ceste condition de nature dequoy je parle, il y a quand et quand aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée et picquée par ces passions fortes, comme la cholere de Cassius car ce mouvement seroit trop aspre), elle veult estre non pas secouée, mais solicitée; elle veult estre eschauffée et resveillée par les occasions toute seule, elle ne faict que traisner et languir; estrangeres, presentes, et fortuites: si elle va l'agitation est sa vie et sa grace. Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition le hazard y a plus de droict que moy; l'occasion, la compaignie, le bransle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit que je n'y treuve lorsque je le sonde et emploie à part moy. Ainsi les paroles en valent mieulx que les escripts, s'il y peult avoir chois où il n'y a point de prix. Cecy m'advient aussi, que je ne me treuve pas

(1) Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. IV et suiv. C.

(2) SÉNÈQUE le rhéteur, Controvers., liv. III, p. 274, édit. de Genève, 1626. C.

1

où je me cherche; et me treuve plus par rencontre que par inquisition de mon jugement. J'auray eslancé quelque subtilité en escrivant (j'entends bien, mornée pour un aultre, affilée pour moy laissons toutes ces honnestetés; cela se dict par chascun selon sa force): je lay si bien perdue que je ne sçay ce que j'ay voulu dire; et l'a l'estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir partout où cela m'advient, je me desferoy tout. Le rencontre m'en offrira le jour quelque aultre fois, plus apparent que celuy du midy, et me fera estonner de ma hesitation.

CHAPITRE XI.

Des prognostications.

:

Quant aux oracles, il est certain que, bonne piece avant la venue de Jesus-Christ, ils avoyent commencé à perdre leur credit; car nous veoyons que Ciceron se met en peine de trouver la cause de leur defaillance; et ces mots sont à luy Cur isto modo jam oracula Delphis non eduntur, non modo nostrá ætate, sed jamdiù; ut nihil possit esse contemptius 3? Mais quant aux aultres prognosticques qui se tiroyent de l'anatomie des bestes aux sacrifices, auxquels Platon attribue en partie la constitution naturelle des membres internes d'icelles, du trepignement des poulets, du vol des oyseaux (Aves quasdam........ rerum augurandarum causâ natas esse putamus 4), des fouldres, du tournoyement des rivieres (Multa cernunt aruspices, multa augures provident, multa oraculis declarantur, multa vaticinationibus, multa somniis, multa portentiss), et aultres sur lesquels l'antiquité appuyoit la pluspart des entreprinses tant publicques que privées, nostre religion les a abolies. Et encores qu'il reste entre nous quelques moyens de divination

(1) C'est-à-dire émoussée, sans pointe. E. J.

(2) Longtemps, ou, comme on a mis dans quelques éditions, dès longtemps. C'est un italianisme, un buon pezzo. Montaigne dit ailleurs pieça, qu'on trouve encore dans Chaulieu. J. V. L. (3)D'où vient que de nos jours, et même depuis longtemps, on ne rend plus de tels oracles? d'où vient que le trépied de Delphes est si méprise? CIC., de Divinat., II, 57.

(4) Nous croyons qu'il est des oiseaux qui naissent exprès pour servir à l'art des augures. CIC., de Nat. deor., II, 64.

(5) Les aruspices voient quantité de choses; les augures en prévoient aussi un grand nombre; plusieurs événements sont annoncés par les oracles, et plusieurs par les devins, par les tonges, par les prodiges. ID., ibid., c. 65.

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Sit subitum quodcumque paras; sit cæca futuri
Mens hominum fati; liceat sperare timenti1 :

Ne utile quidem est scire quid futurum sit; mi-
serum est enim, nihil proficientem angi2: si est
ce qu'elle est de beaucoup moindre auctorité.
Voilà pourquoy l'exemple de François, mar-
quis de Sallusses, m'a semblé remarquable: car
lieutenant du roy François en son armée delà
les monts, infiniment favorisé de nostre court,
et obligé au roy du marquisat mesme qui avoit
esté confisqué de son frere; au reste ne se pre-
sentant occasion de le faire, son affection mesme
y contredisant, se laissa si fort espouvanter,
comme il a esté adveré, aux belles prognostica-
tions qu'on faisoit lors courir de touts costés à
l'advantage de l'empereur Charles cinquiesme,
et à nostre desadvantage (mesme en Italie, où
ces folles propheties avoyent trouvé tant de
place, qu'à Rome il feut baillé grande somme
d'argent au change, pour ceste opinion de nostre
ruyne), qu'après s'estre souvent condolu à ses
privés des maulx qu'il veoyoit inevitablement
preparés à la couronne de France et aux amis
qu'il y avoit, se revolta et changea de party; à
son grand dommage pourtant, quelque constel-
lation qu'il y eust. Mais il s'y conduisit en
homme combattu de diverses passions; car
ayant et villes et forces en sa main, l'armée en-
nemie soubs Antoine de Leve à trois pas de luy,
et nous sans souspeçons de son faict, il estoit
en luy de faire pis qu'il ne feit; car pour sa tra-
hison nous ne perdismes ni homme ni ville que

(1) Pourquoi, souverain maître des dieux, avoir ajouté aux malheurs des humains cette triste inquiétude ? pourquoi leur faire connaitre par d'affreux présages leurs désastres à venir?... Fais que nos maux arrivent soudain, que l'avenir soit inconnu à l'homme, et qu'il puisse du moins espérer en tremblant! LUCAIN, II, 4, 14.

(2) On ne gagne rien à savoir ce qui doit nécessairement arriver; car c'est une misère de se tourmenter en vain. CIC., de Nat. deor., III, 6.

(3) C'est-à-dire de changer de parti, comme Montaigne le dit plus bas. Quelques éditeurs, choqués de cette longue suspension de sens, ont substitué, de tourner sa robe, ce qui signifie tourner casaque. C.

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