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charmés dans leurs commencemens, ils déserteroient la table des dieux; et le nectar, avec le temps, leur devient insipide. Il n'hésite pas de critiquer des choses qui sont parfaites, il y entre de la vanité et une mauvaise délicatesse : leur goût, si on les en croit, est encore au-delà de toute l'affectation qu'on auroit à les satisfaire, et d'une dépense toute royale que l'on feroit pour y réussir; il s'y mêle de la malignité qui va jusques à vouloir affoiblir dans les autres la joie qu'ils auroient de les rendre contens. Ces mêmes gens pour l'ordinaire si flatteurs et si complaisans peuvent se démentir: quelquefois on ne les reconnoît plus, et l'on voit l'homme jusques dans le courtisan.

L'affectation dans le geste, dans le parler et dans les manières, est souvent une suite de l'oisiveté, ou de l'indifférence; et il semble qu'un grand attachement ou de sérieuses affaires jettent l'homme dans son naturel..

Les hommes n'ont point de caractères, ou s'ils en ont, c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnoissables. Ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la règle ou dans le désordre; et s'ils se délassent quelquefois d'une vertu par une autre vertu, ils se dégoûtent plus souvent d'un vice par un autre vice: ils ont des passions contraires, et des foibles qui se Tome II.

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contredisent. Il leur coûte moins de joindre les extrémités, que d'avoir une conduite dont une partie naisse de l'autre : ennemis de la modération, ils outrent toutes choses, les bonnes et les mauvaises, dont ne pouvant ensuite supporter l'excès, ils l'adoucissent par le changement. Adraste étoit si corrompu et si libertin, qu'il lui a été moins difficile de suivre la mode et se faire dévot: il lui eût coûté davantage d'être homme de bien.

D'où vient que les mêmes hommes qui ont un flegme tout prêt pour recevoir indifféremment les plus grands désastres, s'échappent, et ont une bile intarissable sur les plus petits inconvéniens? Ce n'est pas sagesse en eux qu'une telle conduite, car la vertu est égale et ne se dément point: c'est donc un vice, et quel autre que la vanité qui ne se réveille et ne se recherche que dans les événemens, où il y a de quoi faire parler le monde, et beaucoup à gagner pour elle, mais qui se néglige sur tout le reste.

L'on se repent rarement de parler peu, trèssouvent de trop parler: maxime usée et triviale que tout le monde sait, et que tout le monde ne pratique pas.

C'est se venger contre soi-même, et donner un trop grand avantage à ses ennemis, que de leur imputer des choses qui ne sont pas vraies, et de mentir pour les décrier.

Si l'homme savoit rougir de soi, quels crimes. non-seulement cachés, mais publics et connus ne s'épargneroit-il pas ?

Si certains hommes ne vont pas dans le bien jusques où ils pourroient aller, c'est par le vice de leur première instruction.

Il y a dans quelques hommes une certaine médiocrité d'esprit qui contribue à les rendre sages.

Il faut aux enfans les verges et la férule: il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornemens, ni ne persuadent ni n'intimident. L'homme qui est esprit se mène par les yeux et les oreilles.

Timon (*) ou le misanthrope peut avoir l'ame austère et farouche, mais extérieurement il est civil et cérémonieux: il ne s'échappe pas, il ne s'apprivoise pas avec les hommes; au contraire, il les traite honnêtement et sérieusement, il emploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité, il ne veut pas les mieux connoître ni s'en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme.

La raison tient de la vérité, elle est une : l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte (*) Le duc de Villeroi.

par mille. L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on feroit des sots et des impertinens. Celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connoît pas l'homme, ou ne le connoît qu'à demi: quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les moeurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte. Celui au contraire qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutoit pas, dont il ne pouvoit avoir le moindre soupçon: il avance par ces expériences continuelles dans la connoissance de l'humanité, calcule presque en combien de manières différentes l'homme peut être insupportable.

Après avoir mûrement approfondi les hommes, et connu le faux de leurs pensées, de leurs sentimens, de leurs goûts et de leurs affections, l'on est réduit à dire, qu'il y a moins à perdre pour eux par l'inconstance que par l'opiniâtreté.

Combien d'ames foibles, molles et indifférentes, sans de grands défauts, et qui puissent fournir à la satyre! Combien de sortes de ridicules répandus

parmi les hommes, mais qui, par leur singularité, ne tirent point à conséquence, et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction et pour la morale! Ce sont des vices uniques qui ne sont pas contagieux, et qui sont moins de l'humanité que de la per

sonne..

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