Page images
PDF
EPUB

qui ne dût avoir une forte teinture de philosophie (*). Elle convient à tout le monde: la pratique en est utile à tous les âges, à tous les sexes, et à toutes les conditions: elle nous console du bonheur d'autrui, des indignes préférences, des mauvais succès, du déclin de nos forces ou de notre beauté: elle nous arme contre la pauvreté, la vieillesse, la maladie, et la mort, contre les sots et les mauvais railleurs: elle nous fait vivre sans une femme, ou nous fait supporter celle avec qui nous vivons.

Les hommes, en un même jour, ouvrent leur ame à de petites joies, et se laissent dominer par de petits chagrins: rien n'est plus inégal et moins suivi, que ce qui se passe en si peu de temps dans leur cœur et dans leur esprit. Le remède à ce mal est de n'estimer les choses du monde précisément que ce qu'elles valent.

Il est aussi difficile de trouver un homme vain qui se croie assez heureux, qu'un homme modeste qui se croie trop malheureux.

Le destin du vigneron, du soldat et du tailleur de pierre m'empêche de m'estimer malheureux par la fortune des princes ou des ministres qui

me manque.

(*) L'on ne peut plus entendre que celle qui est dépendante de la religion chrétienne.

Il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d'avoir quelque chose à se reprocher.

La plupart des hommes, pour arriver à leurs fins, sont plus capables d'un grand effort que d'une longue persévérance. Leur paresse ou leur inconstance leur fait perdre le fruit des meilleurs commencemens. Ils se laissent souvent devancer par d'autres qui sont partis après eux, et qui marchent lentement, mais constamment.

J'ose presque assurer que les hommes savent encore mieux prendre des mesures que les suivre, résoudre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut dire, que de faire ou de dire ce qu'il faut. On se propose fermement dans une affaire qu'on négocie, de taire une certaine chose, et ensuite ou par passion, ou par une intempérance de langue, ou dans la chaleur de l'entretien, c'est la première qui échappe.

Les hommes agissent mollement dans les choses qui sont de leur devoir, pendant qu'ils se font un mérite, ou plutôt une vanité de s'empresser pour celles qui leur sont étrangères, et qui ne conviennent ni à leur état, ni à leur caractère.

La difference d'un homme qui se revêt d'un caractère étranger à lui-même, quand il rentre dans le sien, est celle d'un masque à un visage.

Telephe a de l'esprit, mais dix fois moins, de compte fait, qu'il ne présume d'en avoir: il est

donc dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait, dans ce qu'il médite et ce qu'il projette, dix fois au-delà de ce qu'il a de force et d'étendue: ce raisonnement est juste. Il a comme une barrière qui le ferme, et qui devroit l'avertir de s'arrêter en deçà, mais il passe outre, il se jette hors de sa sphère, il trouve lui-même son endroit foible, et se montre par cet endroit : il parle de ce qu'il ne sait point, ou de ce qu'il sait mal il entreprend au-dessus de son pouvoir, il desire au-delà de sa portée: il s'égale à ce qu'il y a de meilleur en tout genre: il a du bon et du louable qu'il offusque par l'affectation du grand ou du merveilleux. On voit clairement ce qu'il n'est pas, et il faut deviner ce qu'il est en effet. C'est un homme qui ne se mesure point, qui ne se connoît point: son caractère est de ne savoir pas se renfermer dans celui qui lui est propre, et qui est le sien.

verve,

L'homme du meilleur esprit est inégal, il souffre des accroissemens et des diminutions, il entre en mais il en sort alors s'il est sage, il parle peu, il n'écrit point, il ne cherche point à imaginer ni à plaire. Chante-t-on avec un rhume? Ne faut-il pas attendre que la voix revienne?

Le sot est automate, il est machine, il est ressort, le poids l'emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours, et dans le même sens, et avec la même égalité: il est uniforme, il ne se

dément point: qui l'a vu une fois, l'a vu dans tous les instans et dans toutes les périodes de sa vie, c'est tout au plus le boeuf qui meugle, ou le merle qui sifile: il est fixé et déterminé par sa nature, et j'ose dire par son espèce : ce qui paroît le moins en lui, c'est son ame, elle n'agit point, elle ne s'exerce point, elle se repose.

Le sot ne meurt point, ou si cela lui arrive, selon notre manière de parler, il est vrai de dire qu'il gagne à mourir, et que dans ce moment où les autres meurent, il commence à vivre. Son ame alors pense, raisonne, infère, conclut, juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle ne faisoit point elle se trouve dégagée d'une masse de chair, où elle étoit comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle: je dirois presque qu'elle rougit de son propre corps, et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si long-temps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide: elle va d'égal avec les grandes ames, avec celles qui sont les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'ame d'Alain ne se démêle plus d'avec celles du grand Condé, de Richelieu, de Pascal, et de Lingendes.

La fausse délicatesse dans les actions libres, dans les mœurs ou dans la conduite, n'est pas ainsi nommée, parce qu'elle est feinte, mais parce qu'en

effet elle s'exerce sur des choses et en des occasions qui n'en méritent point. La fausse délicatesse de goût et de complexion n'est telle au contraire que parce qu'elle est feinte ou affectée : c'est Emilie qui crie de toute sa force sur un petit péril qui ne lui fait pas de peur: c'est une autre qui par mignardise pâlit à la vue d'une souris, ou qui veut aimer les violettes, et s'évanouir aux tubé

reuses.

Qui oseroit se promettre de contenter les hommes? Un prince, quelque bon et quelque puissant qu'il fût, voudroit-il l'entreprendre? qu'il l'essaie. Qu'il se fasse lui-même une affaire de leurs plaisirs: qu'il ouvre son palais (*) à ses courtisans, qu'il les admette jusques dans son domestique; que dans des lieux dont la vue seule est un spectacle, il leur fasse voir d'autres spectacles, qu'il leur donne le choix des jeux, des concerts et de tous les rafraîchissemens, qu'il y ajoute une chère splendide et une entière liberté, qu'il entre avec eux en société des mêmes amusemens, que le grand homme devienne aimable, et que le héros soit humain et familier, il n'aura pas assez fait. Les hommes. s'ennuient enfin des mêmes choses qui les ont

(*) Les appartemens de Versailles, ou Marli, où le Roi défraie toute la cour, avec une magnificence royale, et où pourtant il y a toujours des mécontens.

charmés

« PreviousContinue »