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fera mourir sa mère, et il est consolé. Il n'a point de passions, il n'a ni amis ni ennemis, personne ne l'embarrasse, tout le monde lui convient, tout lui est propre, il parle à celui qu'il voit une première fois avec la même liberté et la même confiance, qu'à ceux qu'il appelle de vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses quolibets et de ses historiettes: on l'aborde, on le quitte sans qu'il y fasse attention; et le même conte qu'il a commencé de faire à quelqu'un, il l'achève à celui qui prend sa place.

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N** est moins affoibli par l'âge que par la maladie, car il ne passe point soixante-huit ans, mais il a la goutte, et il est sujet à une colique néphrétique, il a le visage décharné, le teint verdâtre, et qui menace ruine: il fait marner sa terre, et il compte que de quinze ans entiers il ne sera obligé de la fumer : il plante un jeune bois, et il espère qu'en moins de vingt années il lui donnera un beau couvert. Il fait bâtir dans la rue une maison de pierre de taille, raffermie dans les encoignures, par des mains de fer, et dont il assure en toussant et avec une voix frêle et débile, qu'on ne verra jamais la fin: il se promène tous les jours dans ses atteliers sur le bras d'un valet qui le soulage, il montre à ses amis ce qu'il a fait, et il leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas pour ses enfans qu'il bâtit, car il n'en a point, ni pour ses héritiers, personnes viles, et qui se

sont brouillées avec lui: c'est pour lui seul, et il mourra demain.

Antagoras (*) a un visage trivial et populaire, un suisse de paroisse ou le saint de pierre qui orne le grand autel n'est pas mieux connu que lui de toute la multitude. Il parcourt le matin toutes les chambres et tous les greffes d'un parlement, et le soir les rues et les carrefours d'une ville: il plaide depuis quarante ans, plus proche de sortir de la vie que de sortir d'affaires. Il n'y a point eu au palais depuis tout ce temps de causes célèbres ou de procédures longues et embrouilées où il n'ait du moins intervenu; aussi a-t-il un nom fait pour remplir la bouche de l'avocat, et qui s'accorde avec le demandeur ou le défendeur comme le substantif et l'adjectif. Parent de tous, et haï de tous, il n'y a guère de familles dont il ne se plaigne, et qui ne se plaignent de lui: appliqué successivement à saisir une terre, à s'opposer au sceau, à se servir d'un committimus, ou à mettre un arrêt à exécution, outre qu'il assiste chaque jour à quelques assemblées de créanciers, par-tout syndic de directions, et perdant à toutes les banqueroutes, il a des heures de reste pour ses visites : vieux meuble de ruelle où il parle procès et dit des

(*) Le comte de Montluc, frère du marquis d'Alluye. Il avoit épousé Me le Lièvre, fille du président de ce nom.

nouvelles. Vous l'avez laissé dans une maison au marais, vous le retrouvez au grand fauxbourg, où il vous a prévenu, et où déjà il redit ses nouvelles et son procès. Si vous plaidez vous-même, et que vous alliez le lendemain à la pointe du jour chez l'un de vos juges pour le solliciter, le juge attend, pour vous donner audience, qu'Antagoras soit expédié.

Tels hommes passent une longue vie à se défendre des uns et à nuire aux autres, et ils meurent consumés de vieillesse, après avoir causé autant de maux qu'ils en ont souffert.

Il faut des saisies de terre, et des enlévemens de meubles, des prisons et des supplices, je l'avoue, mais justice, loix, et besoins à part, ce m'est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d'autres hommes.

L'on voit (*) certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible: ils ont comme une voix articulée et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau, et de racine: ils épargnent

(*) Les paysans et les laboureurs.

aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé.

Don Fernand dans sa province est oisif, ignorant, médisant, querelleur, fourbe, intempérant, impertinent, mais il tire l'épée contre ses voisins, et pour un rien il expose sa vie : il a tué des hommes, il sera tué.

Le noble de province inutile à sa patrie, à sa famille, et à lui-même, souvent sans toût, sans habits, et sans aucun mérite, répète dix fois le our qu'il est gentilhomme, traite les fourrures et les mortiers de bourgeoisie, occupé toute sa vie de ses parchemins et de ses titres qu'il ne changeroit pas contre les masses d'un chancelier.

Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l'industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la foiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l'impuissance, de la bassesse. Ces choses mêlées ensemble en mille manières différentes, et compensées l'une par l'autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. Les hommes d'ailleurs qui tous av ent le fort et le foible les uns des autres, agissent aussi réciproquement comme ils croient le devoir aire, connoissent ceux qui leur sont égaux, sentent

la supériorité que quelques-uns ont sur eux, et celle qu'ils ont sur quelques autres, et de-là naissent entre eux ou la familiarité, ou le respect et la déférence ou la fierté et le mépris. De cette source vient que dans les endroits publics, et où le monde se rassemble, on se trouve à tous momens entre celui

que l'on cherche à aborder ou à saluer, et cet autre que l'on feint de ne pas connoître, et dont l'on veut encore moins se laisser joindre, que l'on se fait honneur de l'un, et qu'on a honte de l'autre; qu'il arrive même que celui dont vous vous faites honneur, et que vous voulez retenir, est celui aussi qui est embarrassé de vous, et qui vous quitte; et que le même est souvent celui qui rougit d'autrui, et dont on rougit, qui dédaigne ici, et qui là est dédaigné : il est encore assez ordinaire de mépriser qui nous méprise : quelle misère ! Et puisqu'il est vrai que dans un si étrange commerce, ce que l'on pense gagner d'un côté, on le perd de l'autre, ne reviendroit-il pas au même de renoncer à toute hauteur et à toute fierté, qui convient si peu aux foibles hommes, et de composer ensemble, de se traiter tous avec une mutuelle bonté, qui, avec l'avantage de n'être jamais mortifiés, nous procureroit un aussi grand bien que celui de ne mortifier personne?

Bien loin de s'effrayer, ou de rougir même du nom de philosophe, il n'y a personne au monde

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