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Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés et plus mal nourris, qui essuient les rigueurs des saisons, qui se privent eux-mêmes de la société des hommes, et passent leurs jours dans la solitude, qui souffrent du présent, du passé, et de l'avenir, dont la vie est comme une pénitence continuelle, et qui ont ainsi trouvé le secret d'aller à leur perte par le chemin le plus pénible: ce sont les avares.

Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards: ils aiment les lieux où ils l'ont passée: les personnes qu'ils ont commencé de connoître dans ce temps leur sont chères: ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé : ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter et pour la vieille danse: ils vantent les modes qui régnoient alors dans les habits, les meubles et les équipages ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servoient à leurs passions, qui étoient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire. Comment pourroient-ils leur préférer de nouveaux usages, et des modes toutes récentes où ils n'ont nulle part, dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils tirent à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse ?

Une trop grande négligence, comme une excessive parure dans les vieillards multiplient leurs rides, et font mieux voir leur caducité.

Un vieillard est fier, dédaigneux, et d'un commerce difficile, s'il n'a beaucoup d'esprit.

Un vieillard qui a vécu à la cour (1), qui a un grand sens et une mémoire fidelle, cst un trésor inestimable: il est plein de faits et de maximes: l'on

y trouve l'histoire du siècle, revêtue de circonstances très-curieuses, et qui ne se lisent nulle part: l'on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs, qui sont toujours sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'expérience.

Les jeunes gens à cause des passions qui les amusent, s'accommodent mieux de la solitude que

les vieillards.

Phidippe (2), déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse, il passe aux petites délicatesses; il s'est fait un art du boire, du manger, du repos et de l'exercice: les petites règles qu'il s'est prescrites, et qui tendent toutes aux aises de sa personne, il les observe avec scrupule, et ne les romproit pas pour une maîtresse, si le régime lui avoit permis d'en retenir. Il s'est accablé de superfluités, que l'habitude enfin lui rend nécessaires. Il double ainsi et renforce les liens qui l'attachent à la vie, et il veut employer ce qui

(1) De Villeroi.

(2) De Mennevillette, père du président de ce nom: Ou le marquis de Sablé, de la maison de Léonne.

lui en reste à en rendre la perte plus douloureuse: n'appréhendoit-il pas assez de mourir?

Gnathon (*) ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étoient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres: il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie, il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service: il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous, il voudroit pouvoir les savourer tous tout à la fois : il ne se sert à table que de ses mains, il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes; il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés: le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe: s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe, on le suit à la trace: il mange haut et avec grand bruit, il roule les yeux en mangeant, la table est pour lui un ratelier: il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établisse

(*) L'abbé Danse, chanoine de la sainte chapelle à Paris, frère de madame Dongois, dont le mari étoit greffier au parlement.

ment, et ne souffre pas d'être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent, dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâlit et tombe en foiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit: il tourne tout à son usage: ses valets, ceux d'autrui courent dans le même temps pour son service: tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages: il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connoît de maux que les siens, que sa replétion et sa bile: ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il racheteroit volontiers de l'extinction. genre humain.

du

Cliton (*) n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de souper le soir, il ne semble né que pour la digestion: il n'a de même qu'un entretien, il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets, il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service, il n'oublie pas les hors-d'œuvre, le

(*) Le comte d'Olonne, ou de Brouffin.

fruit et les assiettes, il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point: il a sur-tout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvoit aller, on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien: aussi est-il l'arbitre des bons morceaux; et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus, il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir: il donnoit à manger le jour qu'il est mort, quelque part où il soit il mange, et s'il revient au monde, c'est pour manger.

Ruffin commence à grisonner, mais il est sain, il a un visage frais et un oeil vif qui lui promettent encore vingt années de vie; il est gai, jovial, familier, indifférent, il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet : il est content de soi, des siens, de sa petite fortune, il dit qu'i est heureux. Il perd son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvoit un jour être l'honneur de sa famille, il remet sur d'autres le soin de pleurer, il dit: mon fils est mort, cela

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