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d'autres (*) qui ont commencé leur vie par les plaisirs, et qui ont mis ce qu'ils avoient d'esprit à les connoître, que les disgraces ensuite ont rendu religieux, sages, tempérans. Ces derniers sont, pour l'ordinaire, de grands sujets, et sur qui l'on peut faire beaucoup de fond: ils ont une probité éprouvée par la patience et par l'adversité: ils entent sur cette extrême politesse que le commerce des femmes leur a donnée, et dont ils ne se défont jamais, un esprit de règle, de réflexion, et quelquefois une haute capacité, qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une mauvaise fortune.

Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de-là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l'ignorance, la médisance, l'envie, l'oubli de soi-même et de Dieu.

L'homme semble quelquefois ne se suffire pas à soi-même: les ténèbres, la solitude le troublent, le jettent dans des craintes frivoles, et dans de vaines terreurs: le moindre mal alors qui puisse lui arriver est de s'ennuyer.

L'ennui est entré dans le monde par la paresse, elle a beaucoup de part dans la recherche

que

font

(*) Boutillier de Rancé, qui a été abbé de la Trappe, où il a mené une vie triste, dure et austère : Ou le cardinal le Camus, évêque de Grenoble, qui a été fort débauché, et qui a fait de certains alleluia de la cour fort impies.

les hommes des plaisirs, du jeu, de la société. Celui qui aime le travail a assez de soi-même.

La plupart des hommes emploient la première partie de leur vie à rendre l'autre misérable.

Il y a des ouvrages (1) qui commencent par A et finissent par Z: le bon, le mauvais, le pire, tout y entre, rien en un certain genre n'est oublié : quelle recherche, quelle affectation dans ces ouvrages ! on les appelle des jeux d'esprit. De même il y a un jeu dans la conduite: on a commencé, il faut finir, on veut fournir toute la carrière. Il seroit mieux ou de changer ou de suspendre, mais il est plus rare et plus difficile de poursuivre; on poursuit, on s'anime par les contradictions, la vanité soutient, supplée à la raison qui cède et qui se désiste on porte ce raffinement jusques dans les actions les plus vertueuses, dans celles même où il entre de la religion.

Il n'y a que nos devoirs qui nous coûtent parce que leur pratique ne regardant que les choses que nous sommes étroitement obligés de faire, elle n'est pas suivie de grands éloges, qui est tout ce qui nous excite aux actions louables, et qui nous soutient dans nos entreprises. N.... (2) aime

(1) Le Dictionnaire de l'Académie.

(2) Lestrot, administrateur et proviseur des prisonniers: Ou Pelisson, maître des requêtes, qui avoit l'économat des évêchés et des abbayes.

une piété fastueuse qui lui attire l'intendance des besoins des pauvres, le rend dépositaire de leur patrimoine, et fait de sa maison un dépôt public où se font les distributions : les gens à petits collets et les sœurs grises y ont une libre entrée : toute une ville voit ses aumônes, et les publie: qui pourroit douter qu'il soit homme de bien, si ce n'est peut-être ses créanciers?

Géronte meurt de caducité, et sans avoir fait ce testament qu'il projettoit depuis trente années : dix têtes viennent ab intestat partager sa succession Il ne vivoit depuis long-temps que par les soins d'Asterie sa femme, qui jeune encore s'étoit dévouée à sa personne, ne le perdoit pas de vue, secouroit sa vieillesse, et lui a enfin fermé les yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien pour pouvoir se passer pour vivre d'un autre vieillard.

Laisser perdre charges et bénéfices plutôt que de vendre ou de résigner même dans son extrême vieillesse, c'est se persuader qu'on n'est pas du nombre de ceux qui meurent, ou si l'on croit que l'on peut mourir, c'est s'aimer soi-même et n'aimer que soi.

Fauste est un dissolu, un prodigue, un libertin, un ingrat, un emporté, qu'Aurèle son oncle n'a pu haïr ni déshériter.

Frontin, neveu d'Aurèle, après vingt années d'une probité connue, et d'une complaisance aveugle

pour ce vieillard, ne l'a pu fléchir en sa faveur, et ne tire de sa dépouille qu'une légère pension que Fauste, unique légataire, lui doit payer.

Les haines sont si longues et si opiniâtres, que le plus grand signe de mort dans un homme malade, c'est la réconciliation.

L'on s'insinue auprès de tous les hommes, ou en les flattant dans les passions qui occupent leur ame, ou en compatissant aux infirmités qui affligent leur corps. En cela seul consistent les soins que l'on peut leur rendre: de-là vient que celui qui se porte bien, et qui desire peu de choses, est moins facile à gouverner.

La mollesse et la volupté naissent avec l'homme, et ne finissent qu'avec lui; ni les heureux, ni les tristes événemens ne l'en peuvent séparer : c'est pour lui ou le fruit de la bonne fortune, ou un dédommagement de la mauvaise.

C'est une grande difformité dans la nature qu'un vieillard amoureux.

Peu de gens se souviennent d'avoir été jeunes, et combien il leur étoit difficile d'être chastes et tempérans. La première chose qui arrive aux hommes après avoir renoncé aux plaisirs, ou par bienséance, ou par lassitude, ou par régime, c'est de les condamner dans les autres. Il entre dans cette conduite une sorte d'attachement pour les choses même que l'on vient de quitter l'on

aimeroit

aimeroit qu'un bien qui n'est plus pour nous, ne fut plus aussi pour le reste du monde : c'est un sentiment de jalousie.

Ce n'est pas le besoin (*) d'argent où les vieillards peuvent appréhender de tomber un jour qui les rend avares, car il y en a de tels qui ont de si grands fonds, qu'ils ne peuvent guère avoir cette inquiétude et d'ailleurs comment pourroientils craindre de manquer dans leur caducité des commodités de la vie, puisqu'ils s'en privent euxmêmes volontairement pour satisfaire à leur avarice. Ce n'est point aussi l'envie de laisser de plus grandes richesses à leurs enfans, car il n'est pas naturel d'aimer quelque autre chose plus que soi-même, outre qu'il se trouve des avares qui n'ont point d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet de l'âge et de la complexion des vieillards, qui s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils suivoient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition dans l'âge viril; il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé pour être avare: l'on n'a aussi nul besoin de s'empresser, ou de se donner le moindre mouvement pour épargner ses revenus: il faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et se priver de tout. Cela est commode aux vieillards à qui il faut une passion, parce qu'ils sont hommes.

(*) Le marquis d'Orford, ou M. de Marville. Tome II.

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