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quelques-uns, au-dessus du grand original que » l'auteur s'étoit d'abord proposé. En faisant le » caractère des autres, il a parfaitement exprimé le » sien on y voit une forte méditation et de pro» fondes réflexions sur les esprits et sur les moeurs: >> on y entrevoit cette érudition qui se remarquoit » aux occasions dans ses conversations particulières; » car il n'étoit étranger en aucun genre de doctrine: » il savoit les langues mortes et vivantes. On trouve » dans ses Caractères une sévère critique, des ex>pressions vives, des tours ingénieux, des peintures » quelquefois chargées exprès, pour ne les

pas faire trop ressemblantes. La hardiesse et la force n'en » excluent ni le jeu, ni la délicatesse: par tout y » règne une haine implacable du vice, et un amour » déclaré de la vertu: enfin, ce qui couronne l'ou» vrage, et dont nous, qui avons connu l'auteur » de plus près, pouvons rendre un témoignage, » on y voit une religion sincère ».... Toutes ces louanges ont un air de vérité qui les rend respectables. Qu'en juge Vigncul-Marville? Il les compte pour rien. Selon lui, ces louanges ne sauroient être d'un grand poids, parce que l'honnêteté dont l'abbé Fleury fait profession, l'a obligé de louer avec excès la Bruyère, outre que l'Académie exige de ses candidats cet encens comme une espèce de tribut qu'ils doivent à la mémoire de ceux qui leur ont frayé le chemin à l'immortalité. C'est tout ce qu'on pourroit

dire de cet éloge, si c n'étoit qu'un amas d'épithètes vagues et générales, qui ne pussent pas plutô convenir à la Bruyère qu'à toute autre personne Mais si l'abbé Fleury a prétendu peindre au nature la Bruyère, nous donner le vrai caractère de son esprit et de ses ouvrages, comme on a tout suje de le croire, Vigneul-Marville a tort de décrier cet éloge, sans faire voir en détail qu'il ne sauroit convenir à la personne qui en est le sujet. Ce n'est pas tant la Bruyère qui est intéressé dans cette censure, que l'auteur de son panégyrique. Ce sont les ouvrages d'un auteur qui font son véritable éloge, et non des discours étudiés qu'on publie à sa louange après sa mort. La Bruyère avoit remporté l'estime du public, avant qu'il eût été loué par l'abbé Fleury, ou par le secrétaire de l'Académie (*), qui, dans la réponse qu'il fit à cet illustre abbé, prit soin d'exprimer le caractère de la Bruyère par des traits si justes et si délicats, que je me crois obligé d'en orner ce discours. L'excellent académicien à qui vous succédez, dit-il à l'abbé Fleury, étoit un génie extraordinaire. Il sembloit que la nature eût pris plaisir à lui révéler les plus secrets mystères de l'intérieur des hommes, et qu'elle exposát continuellement à ses yeux ce qu'ils affectoient le plus de cacher à ceux de tout le monde. Avec quelles expressions, avec quelles couleurs ne les a-t-il point (*) L'abbé Régnier.

dépeintes! Ecrivain plein de traits et de feu, qui par un tour fin et singulier donnoit aux paroles plus de force qu'elles n'en avoient par elles-mêmes; peintre hardi et heureux, qui dans tout ce qu'il peignoit en faisoit toujours plus entendre qu'il n'en faisoit voir. Si ce portrait a paru chimérique à Vigneul-Marville, il est étonnant qu'il n'ait pas daigné dire un mot pour désabuser tant de bons esprits qui, en France et dans tout le reste de l'Europe, sont persuadés qu'il représente fidellement l'original d'après lequel il a été tiré.

XXII. Le troisième approbateur de la Bruyère, que notre critique a jugé à propos de citer, c'est Ménage, qui a donné, dit-il, un grand relief aux Caractères de la Bruyère. Mais, ajoute VigneulMarville, ce Ménage disoit bien des choses sans réflexion: ses Menagiana le témoignent assez. Il loue et blâme d'ordinaire, plutôt, ce semble, pour parler et ne pas demeurer court, que pour blamer et louer avec jugement et la balance à la main. Sans prétendre défendre ici Ménage ou ses Menagiana, je vous laisserai le soin de conclure, après tout ce que je viens de dire, qui de Ménage ou de VigneulMarville est plus coupable du défaut de parler, pour parler de louer et blâmer sans connoissance de cause. Mais d'où vient que notre critique ne dit rien de l'éloge que Ménage a fait de la traduction des Caractères de Théophraste? Elle est, dit-il,

bien belle et bien françoise, et montre que son auteur entend parfaitement le Grec. Je puis dire que j'y ai vu bien des choses que peut-être, faute d'attention, je n'avois pas vues dans le Grec. Voilà qui est bien exprès, et qui doit être compté pour quelque chose, venant d'un homme qui, de l'aveu de toute l'Europe, entendoit fort bien la langue grecque. Peut-être que Vigneul-Marville se prépare à nous donner une nouvelle version des Caractères de Théophraste plus exacte, et sur-tout plus françoise que celle qu'en a fait la Bruyère. Il ne sauroit mieux faire. Car outre qu'il rendroit par ce moyen un assez grand service à sa patrie, en lui procurant une meilleure traduction de l'ouvrage qui mérite d'être entre les mains de tout le monde, il feroit enfin revenir le public de ce prodigieux entêtement où il est pour ce la Bruyère, s'il m'est permis de parler le langage de Vigneul-Marville, qui aura sans doute le crédit d'introduire cette belle expression parmi les honnêtes gens, où je ne crois pas qu'elle soit encore fort en usage.

XXIII. Pour conclusion, notre critique suppose je ne sais quels défenseurs de la Bruyère, qui se retranchent sur l'estime que MM. de l'Académie Françoise ont fait paroître pour sa personne et pour ses ouvrages, en le recevant dans leur corps. A quoi Vigneul-Marville répond, que ces Messieurs ne Pont choisi qu'à la recommandation du Prince, qui,

s'étant déclaré, a fait déclarer les autres, comme il Pavoue lui-même dans ses Caractères, quoiqu'il déclare expressément dans son Discours à l'Académie, « qu'il » n'a employé aucune médiation pour y être reçu » que la singularité de son livre ». Mais cette recommandation du Prince et cet aveu qu'en a fait la Bruyère, sont de pures chimères. C'est ce que nous avons déjà montré, et avec tant d'évidence, que ce seroit perdre le temps, et abuser de la patience de ceux qui liront ce discours, que d'y insister davantage.

Cependant, si la Bruyère avoit été reçu dans PAcadémie Françoise à la recommandation du Prince, pourquoi ne pourroit-on pas regarder cette faveur comme une preuve de mérite de celui qui en auroit été honoré? Il semble que VigneulMarvilie voudroit conclure que le Prince ne fait jamais de bons choix, et que sa faveur n'est pas plus judicieuse que celle du peuple, comme on a accusé injustement la Bruyère de l'avoir pensé. Boileau fut admis dans l'Académie (*) à la recommandation du Roi, et n'y seroit apparemment jamais entré sans cela; est-ce à dire qu'il ne méritoit pas d'être reçu dans cette illustre compagnie? Je sais ce qu'on peut repliquer à cela: que, si la faveur des Princes n'exclut pas le mérite, elle ne le suppose pas aussi comme le remarque fort bien la Bruyère.

(*) Voy. l'hist. de l'Acad. Françoise, page 260,

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