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aux affaires publiques, et qu'ils dussent suppléer aux règles, aux préceptes, à l'expérience.

L'on voit peu d'esprits entiérement lourds et stupides: l'on en voit encore moins qui soient sublimes et transcendans. Le commun des hommes nage entre ces deux extrémités : l'intervalle est rempli par un grand nombre de talens ordinaires mais qui sont d'un grand usage, servent à la république, et renferment en soi l'utile et l'agréable; comme le commerce, les finances, le détail des armées, la navigation, les arts, les métiers, l'heureuse mémoire, l'esprit du jeu, celui de la société et de la conversation.

Tout l'esprit qui est au monde, est înutile à celui qui n'en a point: il n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui.

Le premier degré dans l'homme après la raison, ce seroit de sentir qu'il l'a perdue: la folie même est incompatible avec cette connoissance. De même ce qu'il y auroit en nous de meilleur après l'esprit, ce seroit de connoître qu'il nous manque : par-là on feroit l'impossible, on sauroit sans esprit n'être pas un sot, ni un fat, ni un impertinent.

Un homme qui n'a de l'esprit que dans une certaine médiocrité est sé ieux et tout d'une pièce, il ne rit point, il ne badine jamais, il ne tire aucun fruit de la bagatelle: aussi incapable de s'élever aux grandes choses, que de s'accommoder

même par relâchement des plus petites, il sait à peine jouer avec ses enfans.

Tout le monde dit d'un fat, qu'il est un fat, personne n'ose le lui dire à lui-même: il meurt sans le savoir, et sans que personne se soit vengé.

Quelle mésintelligence entre l'esprit et le coeur! Le Philosophe vit mal avec tous ses préceptes; et le Politique rempli de vues et de réflexions ne sait pas se gouverner.

L'esprit s'use comme toutes choses: les sciences sont ses alimens, elles le nourrissent et le con

sument.

Les petits sont quelquefois chargés de mille vertus inutiles ils n'ont pas de quoi les mettre

en œuvre.

Il se trouve des hommes (*) qui soutiennent facilement le poids de la faveur et de l'autorité, qui se familiarisent avec leur propre grandeur, et à qui la tête ne tourne point dans les postes les plus élevés. Ceux au contraire que la fortune aveugle sans choix et sans discernement et comme accablés de ses bienfaits, en jouissent avec orgueil et sans modération : leurs yeux, leur démarche, leur ton de voix et leur accès marquent longtemps en eux l'admiration où ils sont d'eux-mêmes, et de se voir si éminens; et ils deviennent si farouches, que , que leur chûte seule peut les apprivoiser.

(*) De Lauzun.

Un homme haut et robuste, qui a une poitrine large, et de larges épaules, porte légèrement et de bonne grace un lourd fardeau, il lui reste encore un bras de libre, un nain seroit écrasé de la moitié de sa charge: ainsi les postes éminens rendent les grands hommes encore plus grands, et les petits beaucoup plus petits.

Il y a des gens (*) qui gagnent à être extraordinaires: ils voguent, ils cinglent dans une mer où les autres échouent et se brisent: ils parviennent, en blessant toutes les règles de parvenir : ils tirent de leur irrégularité et de leur folie tous les fruits d'une sagesse la plus consommée: hommes dévoués à d'autres hommes, aux Rois à qui ils sont sacrifiés, en qui ils ont placé leurs dernières espérances, ils ne les servent point, mais ils les amusent; les personnes de mérite et de service sont utiles aux

(*) De la Feuillade, de la maison d'Aubusson, gouverneur du Dauphiné, et colonel du régiment des Gardes Françoises, qui a érigé la statue du Roi à la place des Victoires, qu'il a fait bâtir sur les ruines de l'hôtel de la Ferté, a fait sa fortune par mille quolibets qu'il disoit au Roi. Ce fut lui qui conduisit le secours que le Roi envoya à l'Empereur, qui lui fut si utile, qu'il défit avec lui les Turcs à la bataille de S. Godard en 1664, et les obligea de passer le Raab avec perte de près de 10000 hommes. Cette défaite donna de la jalousie à l'Empereur, qui renvoya au Roi son secours, sans lui accorder presque de route; ce qui ruina beaucoup les troupes.

Rois, ceux-ci leur sont nécessaires, ils blanchissent auprès d'eux dans la pratique des bons mots, qui leur tiennent lieu d'exploits dont ils attendent la récompense: ils s'attirent à force d'être plaisans, des emplois graves, et s'élèvent par un continuel enjouement jusqu'au sérieux des dignités ils finissent enfin, et rencontrent inopinément un avenir qu'ils n'ont ni craint ni espéré. Ce qui reste d'eux sur la terre, c'est l'exemple de leur fortune, fatal à ceux qui voudroient le suivre.

L'on exigeroit (*) de certains personnages qui ont une fois été capables d'une action noble, héroïque, et qui a été sue de toute la terre, que sans paroître comme épuisés par un si grand effort, ils eussent du moins, dans le reste de leur vie, cette conduite sage et judicieuse qui se remarque même dans les hommes ordinaires, qu'ils ne tombassent point dans des petitesses indignes de la haute réputation qu'ils avoient acquise; que se mêlant moins dans le peuple, et ne lui laissant pas le loisir de les voir de près, ils ne le fissent point passer de la curiosité et de l'admiration à l'indifférence, et peut-être au mépris.

(*) Le roi Jacques 11, qui s'étoit rendu illustre dans le temps qu'il commandoit la flotte d'Angleterre en qualité de duc d'Yorck, et qui depuis ce temps-là n'a fait aucune action de valeur.

Il coûte moins (1) à certains hommes de s'enrichir de mille vertus, que de se corriger d'un seul défaut: ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenoit le moins à leur état, et qui pouvoit leur donner dans le monde plus de ridicule: il affoiblit l'éclat de leurs grandes qualités, empêche qu'ils ne soient des hommes parfaits, et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu'ils soient plus éclairés et plus amis de l'ordre et de la discipline, plus fidèles à leurs devoirs, plus zélés pour le bien public, plus graves on veut seulement qu'ils ne soient point amoureux.

Quelques hommes (2) dans le cours de leur vie sont si différens d'eux-mêmes par le cœur et par l'esprit, qu'on est sûr de se méprendre, si l'on en juge seulement par ce qui a paru d'eux dans leur première jeunesse. Tels étoient pieux, sages, savans, qui, par cette mollesse inséparable d'une trop riante fortune, ne le sont plus. L'on en sait

(1) De Harlay, archevêque de Paris, qui a toujours eu quelque maîtresse : long-temps Mile de la Varenne; depuis madame de Bretonvilliers; ensuite madame la duchesse de Lesdiguières ; et enfin, la fille d'un marchand, entre les bras de laquelle on veut qu'il soit mort le 6 août 1695.

(2) Le cardinal de Bouillon.

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