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tirées du livre de la Bruyère, qu'elles ne servent qu'à embarrasser le discours? Ce n'est pas qu'après tout, la conclusion eût été fort sûre; car d'autres écrivains pourroient avoir bien fait ce que la Bruyère n'auroit su faire. Mais, quoi qu'il en soit, Vigneul - Marville a trouvé cette discussion trop embarrassante. Il a mieux aimé proscrire en général toutes les transpositions que de prendre la peine d'examiner si l'on a raison de s'en servir en certaines rencontres. «Nos poëtes même, continue-t-il, » à qui les transpositions sont d'un grand secours » dans la versification, les ont abandonnées, et ne » s'en servent que dans la dernière extrémité, et quand ils ne peuvent autrement former leurs vers. » C'est-là une des graces de notre langue de ne rien >> transposer, ni dans la prose, ni dans la poésie; » ce qui, ayant été découvert au commencement » de ce siècle par Malherbe et par le président » Maynard, se pratique de jour en jour par les plus grands maîtres, avec encore plus d'exacti»tude qu'auparavant ». Cela veut dire que, que, selon notre critique, les transpositions doivent être entiérement bannies de la prose, et n'être reçues dans la poésie que par nécessité. Mais cette décision est un peu trop vague et trop générale, comme vous allez voir. Il est certain que depuis l'établissement de l'Académie Françoise, on s'est fort appliqué à polir notre langue, et qu'on a tâché sur-tout d'en

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rendre le tour simple, aisé, clair, et dégagé de tout embarras. On a condamné pour cet effet toutes les constructions obscures ou équivoques; et l'on a suivi, dans l'arrangement des paroles, l'ordre le plus naturel comme le moins susceptible d'ambiguité. Cet ordre consiste à mettre le nominatif à la tête d'une proposition, et après cela le verbe et son régime, l'adverbe tantôt devant ou après le verbe, &c. Mais est-on obligé de suivre cet ordre en toute rencontre? Oui, lorsque tout autre arrangement se trouve contraire à la clarté du discours, à laquelle il faut tout sacrifier, car on ne parle que pour se faire entendre. Mais bien loin qu'on ne puisse jamais s'éloigner de cet ordre sans obscurcir le discours, on est quelquefois indispensablement obligé de l'abandonner, ou pour se conformer à l'usage qui a comme consacré certains tours irréguliers, ou pour dégager une période, qui sans cela seroit languissante, obscure et embarrassée; outre que dans un discours oratoire, les transpositions ont une grace et une vivacité toute particulière, Et tout cela, nous l'allons prouver par des exemples.

1. Je dis premièrement, qu'il y a des transpositions si fort autorisées par l'usage, que la construction naturelle seroit non-seulement rude, mais entiérement barbare. Car voyez-vous, dit le P. Tarteron, ainsi va le monde; nous déchirons notre

prochain, il nous déchire aussi. Un François qui sait sa langue, peut-il parler autrement? Et n'auroit-on pas droit de traiter de Visigoth un homme qui, voulant suivre l'ordre naturel en cette occasion. diroit: « Ainsi le monde va, nous déchirons notre » prochain, il nous déchire aussi ? C'est par cette » maxime, dit le nouveau traducteur de Démos»thène, vous le savez peut-être comme moi, » que se conduisoient dans l'administration de la » république, les anciens et fameux orateurs, que » ceux d'aujourd'hui louent toujours, sans jamais » les imiter; un Aristide, un Nicias, un Périclès, » et ce grand homme dont je porte le nom ». Voilà encore une transposition, que se conduisoient dans l'administration de la république, les anciens orateurs. mais qui est d'une absolue nécessité. Je ne saurois croire que Vigneul-Marville lui-même pût se résoudre à dire: c'est par cette maxime que les anciens et fameux orateurs, que ceux d'aujourd'hui louent toujours, sans jamais les imiter; un Aristide, &c. se conduisoient dans l'administration de la république. En effet, quelque déclaré qu'il soit contre les transpositions, jusqu'à dire que c'est une des graces de notre langue de ne rien transposer, ni dans la prose ni dans la poésie, il lui échappe quelquefois de mettre le nominatif après le verbe. Ainsi, parlant des épîtres de Cicéron à Atticus, il dit: Ces épîtres vous instruiront de la guerre civile et des sentimens

qu'en avoit Cicéron. Il auroit pu dire, que Cicéron en avoit, sans que son discours en eût été moins embarrassé; mais ce tour lui a paru plus agréable, ou peut-être lui est tombé de la plume, sans qu'il s'en soit apperçu lui-même.

2. En second lieu, rien n'est plus propre à dégager le discours que des transpositions faites à propos, comme l'éprouvera tout écrivain qui a du goût pour la netteté du style et qui se trouve chargé d'un ouvrage de longue haleine. « De-là » vient, dit un fameux orateur, que le prince de » Condé valoit seul à la France des armées entières: » que devant lui les forces ennemies les plus redou» tables s'affoiblissoient visiblement par la terreur » de son nom : que sous lui nos plus foibles troupes » devenoient intrépides et invincibles: que par lui » nos frontières étoient à couvert, et nos provinces »en sûreté que sous lui se formoient et s'éle>> voient ces soldats aguerris, ces officiers expéri» mentés, ces braves dans tous les ordres de la » milice, qui se sont depuis signalés dans nos » dernières guerres, et qui n'ont acquis tant d'hon» neur au nom françois, que parce qu'ils avoient eu »ce prince pour maître et pour chef ». Qui ne voit que cette dernière période auroit été fort languissante et embarrassée, si l'orateur eût suivi l'ordre naturel, comme il avoit fait jusques-là, et qu'il eût dit, que ces soldats aguerris, ces officiers

expérimentés, ces braves dans tous les ordres de la milice, qui se sont depuis signalés dans nos dernières guerres, et qui n'ont acquis tant d'honneur au nom françois que parce qu'ils avoient eu ce prince pour chef, se formoient et s'élevoient sous lui?

Voici un autre exemple où la construction naturelle est tout-à-fait ridicule. C'est un livre que cette personne qui me vint voir hier sur les six heures du soir, lorsque vous étiez avec moi dans ma bibliothèque, m'a donné. « Cette manière de parler, ajoute » l'auteur (*) de qui j'emprunte cet exemple, toute régulière qu'elle est, est ridicule; et il n'est pas » difficile de voir qu'il est mieux de prendre le tour » irrégulier, en disant : C'est un livre que m'a donné » cette personne, qui me vint voir hier sur les six » heures du soir, lorsque vous étiez avec moi dans » ma bibliothèque. C'est une chose si connue, poursuit » ce judicieux écrivain, que nous n'avons point » d'auteurs qui y manquent: il n'est pas même

jusqu'aux moins exacts et aux moins soigneux de » la politesse, qui ne prennent ce tour irrégulier, » plutôt mal-àque d'embarrasser mal - à - propos une » phrase ». Je ne crois pas que Vigneul - Marville soit d'un autre sentiment.

3. Il me reste à faire voir que dans des discours d'un style vif et soutenu, les transpositions ont une

(*) Andry, dans ses réflexions sur l'usage présent de la langue françoise, page 485, édition de Hollande,

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