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» style dans les langues et d'y réussir, principa»lement quand ces langues sont montées à leur » perfection, comme la nôtre l'est aujourd'hui ».

Je ne sais ce que Vigneul-Marville entend par style; mais il me semble que ce n'est autre chose qu'un certain enchaînement de pensées, exprimées par des paroles qui en font voir la liaison: de sorte que, selon que cette liaison est nette et raisonnable, on peut dire que le style a de la netteté et de la justesse. Je suppose qu'on entend sa langue, sans quoi le discours ne sauroit avoir cette pureté et cette netteté qui consistent dans l'usage des termes propres, dans leur juste arrangement et dans tout ce qui rend l'expression exacte et facile à entendre. Du reste, ce qui fait le bon style, c'est le bon raisonnement et l'ordre naturel des pensées. Et (*) comme il y a peut-être autant de différence entre les esprits des hommes qu'entre leurs visages, il y a peut-être autant de styles que de personnes qui se mêlent d'écrire, parce qu'il n'y a peut-être pas deux hommes qui conçoivent justement les choses dans le même ordre et avec la même précision. C'est de quoi l'on peut faire tous les jours des expériences sensibles. Que trois ou quatre personnes, par exemple, fassent une lettre sur un

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(*) Est in hoc incredibilis quædam varietas: nec pauciores animorum penè quàm corporum forma. Quintil. Inst. orat. lib. II, cap. 8.

même sujet, chacun prendra un tour différent, et liera diversement ses pensées, l'un plus agréablement et plus naturellement que l'autre de sorte que chaque lettre aura son style particulier, quoique dans le fond les pensées n'en soient pas fort différentes. Ainsi, l'on ne voit pas trop bien ce que notre censeur a dans l'esprit quand il dit, qu'il est difficile d'introduire un style nouveau; car chaque écrivain a son style. Voiture manie et conduit autrement ses pensées que Balzac. Son style est plus libre, et paroît moins étudié. Vigneul-Marville narre tout autrement que Pellisson. Il y a pour le moins autant de différence entre eux qu'entre Chapelain et Virgile. Et le style de Pellisson est aussi fort différent de celui de Menage, ou du P. Bouhours, comme celui du P. Bouhours diffère beaucoup de celui de (*) Cléanthe, ou de Fontenelle. Bien plus, le même écrivain n'a pas toujours le même style. Quelquefois il n'est pas en humeur d'écrire; et dès-là, son style n'a plus les mêmes graces qu'il avoit accoutumé d'avoir. Quelquefois il est plus diffus qu'à son ordinaire, pour n'avoir pas le loisir ou le courage de châtier son style, de le polir et d'en retrancher les inutilités qui lui échappent dans le feu de la composition. Il me souvient à ce propos, d'un conte qu'on

(*) Barbier Daucourt.

trouve dans la vie de Virgile. On dit, que lorsque ce poëte composoit ses Géorgiques (*), il dictoit le matin quantité de vers, et que les retouchant tout le reste du jour, il les réduisoit à un trèspetit nombre, ce qu'il apelloit lécher l'ours. Ces vers que Virgile composoit le matin, étoient sans doute fort différens de ceux qui, pour ainsi dire, en étoient extraits le reste du jour. Et si par hasard quelques-uns de ces premiers vers étoient parvenus jusqu'à nous, il y auroit, sans doute, bien des critiques qui ne voudroient pas croire qu'ils fussent échappés à ce grand poëte, à cause du peu de rapport qu'ils trouveroient entre ces vers - là et ceux que nous avons de lui.

Mais puisque nous en sommes sur la différence des styles, il ne sera pas, je pense, tout-à-fait hors de propos d'avertir en passant qu'une des choses qui contribue le plus à cette différence, c'est le différent usage des particules qu'on a inventées pour marquer la connexion que l'esprit met entre les idées ou les propositions qui composent le discours car lorsque l'esprit veut faire connoître ses pensées aux autres, il lie non-seulement les parties des propositions, mais des sentences entières

(*) Cùm Georgica scriberet, traditur quotidie meditatos manè plurimos versus dictare solitum, ac per totum diem retractando ad paucissimos redigere; non absurdè carmen se ursæ more parere dicens, et lambendo demùm affingere. In Virgilii vitâ.

l'une à l'autre, dans toutes leurs différentes rélations et dépendances, afin d'en faire un discours suivi. Je tire cette remarque d'un excellent ouvrage, traduit de l'Anglois. Il est intitulé: Essai philosophique concernant l'entendement humain. L'auteur est visiblement un génie du premier ordre, philosophe exact et profond, qui examine les choses dans leur source, et qui pénètre fort avant dans tous les sujets qu'il manie. Ce qui soit dit sans garantir son systême. Pour ce qui est de l'usage des particules dans le style, ce qu'il ajoute sur cela mérite d'être rapporté. Le voici mot pour mot, comme il l'a exprimé lui-même : « Pour qu'un homme pense bien, » dit (*) ce philosophe, il ne suffit pas qu'il ait » des idées claires et distinctes en lui-même, ni » qu'il observe la convenance ou la disconvenance qu'il y a entre quelques-unes de ces idées; mais » il doit lier ses pensées, et remarquer la dépen>> dance que ces raisonnemens ont l'un avec l'autre : » et pour bien exprimer ces sortes de pensées,

rangées méthodiquement, et enchaînées l'une à » l'autre par des raisonnemens suivis, il lui faut » des termes qui montrent la connexion, la restric»tion, la distinction, l'opposition, l'emphase, &c.

qu'il met dans chaque partie respective de son » discours ». Et par conséquent, c'est de la juste

(*) Liv. III, chap. 7, § 2, page 376 de la seconde édit. de 1729.

application qu'on fait de ces termes que dépend principalement la clarté et la beauté du style, comme le remarque (1) le même auteur. Au contraire, le style d'un discours est obscur, mal formé, sans suite et sans force, si l'on y applique ces particules au hasard et sans raison. Et à parler exactement d'un homme qui écrit de cette manière il faut dire, non qu'il écrit d'un style nouveau mais qu'il n'a point de style.

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Vigneul-Marville n'avoit garde de faire ces réflexions, lui qui fait consister la nouveauté de style qu'il reproche à la Bruyère dans l'usage de quelques mots impropres, ou qui étant joints ensemble composent des expressions peu françoises. Car après avoir dit qu'il est difficile d'introduire un nouveau style dans les langues, il continue ainsi (2): « Sénèque, Barclée, Juste Lipse et les autres, qui » s'en sont voulu mêler dans le Latin, n'ont point » été approuvés par les plus sages critiques: et » dans la langue Françoise, Cirano de Bergerac » et le traducteur de l'Homme de cour de Gracian, » sont insupportables. La Bruyère lui-même fait le » procès à ces gens-là, et le sien propre, lorsqu'il » dit dans ses Caractères, tome I, page 199 (3)»:

(1) Liv. III, chap. 7, § 2, page 376 de la seconde édit. de 1729.

(2) Pages 332 et 333.

(3) Chap. V, de la Société et de la Conversation.

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