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monde. Et ce qui va surprendre Vigneul-Marville, la manière dont il réfute lui-même la Bruyère, prouve qu'il n'est pas facile de comprendre combien le discernement est rare dans ce monde, et combien il importe d'être averti que c'est une chose extrêmement rare. C'est ce qu'on verra tout-à-l'heure. Après l'esprit de discernement, dit la Bruyère, ce qu'il y a au monde de plus rare, ce sont les diamans et les perles. Ce tour ne plaît pas à Vigneul-Marville, et voici comment il s'en exprime. « Les gens de » village, dit-il, admirent cet endroit comme un » de ces beaux tours que la Bruyère sait donner à >>ses pensées : cependant ce n'est qu'un renverse»ment de pensée enchâssée dans un pur galimatias. >> Car il n'est point vrai que les diamans et les perles >> soient des choses très-rares, et si rares, qu'il n'y » ait que l'esprit de discernement qui soit plus rare; » ce qu'il faudroit supposer, pour soutenir la » pensée de la Bruyère, et la rendre raisonnable. » Les diamans et les perles, à la vérité, sont pré» cieuses; mais pour rares, il y a mille choses en » France et ailleurs plus rares que les perles et les » diamans; et l'on trouveroit à Paris dix boisseaux » de diamans et de perles, plutôt que dix ou douze » feuilles de papier de la Chine. Ainsi les perles et » les diamans étant des choses assez communes » quoique de grand prix, il faut que la Bruyère » conclue, malgré qu'il en ait, à s'en tenir au bon

» sens, que le discernement n'est pas la chose du » monde la plus rare ». Quand Vigneul - Marville auroit été payé pour prouver que le discernement est une chose très-rare, pouvoit-il s'en mieux acquitter qu'en faisant ce beau raisonnement, où il ne discerne pas. Paris du reste du monde, confondant ainsi deux objets, entre lesquels il y a plus de différence qu'entre une mouche et un éléphant? On trouveroit, dit-il, à Paris dix boisseaux de diamans et de pcrles plutôt que dix ou douze feuilles de papier de la Chine. Donc la Bruyère a tort de dire qu'après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de p'us rare, ce sont les diamans et les perles. Quci donc ? parce que le papier de la Chine est plus rare à Paris que les perles, est-il aussi plus rare que les perles dans le royaume même de la Chine, qui est sans doute dans le monde, puisqu'il en est une des plus belles parties? N'est-il pas bien difficile, après cela, de comprendre que le discernement soit si rare qu'il l'est effectivement, puisque des écrivains aussi pénétrans et aussi judicieux que Vigneul-Marville en manquent quelquefois jusqu'à prendre Paris pour le monde, une partie pour le tout?

X. La seconde remarque particulière de notre critique, c'est que la Bruyère a le don de se contredire et de ne s'entendre pas lui-même. Cela paroît, dit-il, dès l'entrée de son livre, lorsqu'il parle en faveur de

L'antiquité, et étale cette pensée communément reçue, que les anciens ont tout dit, qu'on vient aujourd'hui trop tard pour dire des choses nouvelles. «Tout est »dit, s'écrie la Bruyère (*), et l'on vient trop tard » depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes » et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, » le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait »que glaner après les anciens ». Tout est bien jusques-là: mais comme si la Bruyère se repentoit de sa proposition, il joint aux anciens ( ce qui gâte tout) les habiles d'entre les modernes. Car par là il égale les modernes aux anciens, et fait voir, puisqu'il y a des modernes aussi bien que des anciens après lesquels on peut glaner, que les anciens n'ont pas tout dit, ni enlevé tout ce qu'il y a de plus beau et de meilleur dans la morale. Mais le fin de cette judicieuse contradiction est que la Bruyère a voulu se précautionner contre les reproches qu'on auroit pu lui faire, de n'être pas un auteur tout nouveau. C'est donc pour se faire honneur qu'il introduit, contre sa maxime, des modernes habiles, aussi inventifs dans la morale que les anciens. Autant de mots, autant de fausses suppositions et de conclusions mal fondées. La Bruyère ne songe point à égaler en cet endroit les modernes aux anciens. Il ne dit pas que les anciens aient tout dit, ni enlevé tout ce qu'il y a de plus beau et de

(*) Tomė I, chap. I, intitulé: des ouvrages d'esprit.

meilleur dans la morale; mais seulement que les anciens et les habiles d'entre les modernes ayant enlevé le plus beau sur ce qui concerne les mœurs, il ne reste à présent à ceux qui veulent écrire sur la morale, que peu de nouvelles réflexions à faire sur cette importante matière. Et par conséquent la Bruyère ne s'est pas contredit en disant au commencement de son livre: Tout est dit, et l'on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes. Il n'y a, dis-je, aucune contradiction dans ces paroles; mais plutôt une grande modestie que tout homme équitable doit louer et admirer après avoir lu le livre de la Bruyère, où l'on ne peut s'empêcher de voir quantité de belles choses qu'on chercheroit inutilement dans les ouvrages des plus habiles d'entre les anciens et les modernes. Peut-être que Vigneul - Marville joue sur le mot tout, qu'il prend à la rigueur pour une universalité métaphysique et qui ne reçoit aucune exception; mais il est visible qu'en cet endroit il faut le prendre dans un sens vague et populaire, pour la plus grande partie des choses dont il s'agit, et cela en nombre indéterminé, comme quand on dit, tout Paris est allé au-devant du Roi, &c.

Du reste, bien loin que la science des mœurs

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ait été entiérement épuisée par les anciens, il semble au contraire qu'on peut assurer, sans craindre de se trop avancer, qu'on y fera de nouvelles découvertes aussi long-temps qu'il y aura des hommes sur la terre, tant les desirs, les vues, les complexions et les passions de cette espèce de créatures sont différentes, et capables de combinaisons à l'infini. C'est le sentiment (1) d'un grand-maître en ces matières : Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amour-propre (2), dit-il, il y reste encore bien des terres inconnues.

XI. Allons voir présentement ce que VigneulMarville trouve à redire dans le style du livre de la Bruyère. Il le condamne sans façon. J'avoue (3), dit-il, que si la Bruyère avoit pris un bon style, qu'il eût écrit avec pureté et fini davantage ses portraits, on ne pourroit sans injustice mépriser son livre. Vous avez déjà vu quel fond on peut faire sur ce que ce critique a jugé à propos de publier contre les portraits de la Bruyère; et vous allez voir tout-à-l'heure qu'il ne s'entend guère mieux en style qu'en portraits. Car voici comme il continue: «Sa manière d'écrire (selon Menage) est >> toute nouvelle : mais pour cela elle n'en est pas » meilleure; il est difficile d'introduire un nouveau

(1) Le duc de la Rochefoucault.

(2) Dans ses réflexions morales, Réfl. 4.

(3) Page 332.

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