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pleins d'envie, de caprices et de préventions: quelle bizarrerie!

Il semble que l'on ne puisse rire que des choses ridicules: l'on voit néanmoins de certaines gens qui rient également des choses ridicules, et de celles qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et inconsidéré, qu'il vous échappe devant eux quelque impertinence, ils rient de vous: si vous êtes sage, et que vous ne disiez que des choses raisonnables, et du ton qu'il les faut dire, ils rient de même.

Ceux qui nous ravissent les biens par la violence, ou par l'injustice, et qui nous ôtent l'honneur par la calomnie, nous marquent assez leur haine pour nous, mais ils ne nous prouvent pas également qu'ils aient perdu à notre égard toute sorte d'estime; aussi ne sommes-nous pas incapables de quelque retour pour eux, et de leur rendre un jour notre amitié. La moquerie au contraire est de toutes les injures celle qui se pardonne le moins; elle est le langage du mépris, et l'une des manières dont il se fait le mieux entendre: elle attaque l'homme dans son dernier retranchement, qui est l'opinion qu'il a de soi-même: elle veut le rendre ridicule à ses propres yeux, et ainsi elle le convainc de la plus mauvaise disposition où l'on puisse être pour lui, et le rend irréconciliable.

'C'est une chose monstrueuse que le goût et la facilité qui est en nous de railler, d'improuver et

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de mépriser les autres; et tout ensemble la colère que nous ressentons contre ceux qui nous raillent, nous improuvent, et nous méprisent.

La santé et les richesses ôtent aux hommes l'expérience du mal, leur inspirent la dureté pour leurs semblables; et les gens déjà chargés de leur propre misère sont ceux qui entrent davantage par la compassion dans celle d'autrui.

Il semble qu'aux ames bien nées les fêtes, les spectacles, la symphonie rapprochent et font mieux sentir l'infortune de nos proches ou de nos amis.

Une grande ame est au-dessus de l'injustice, de la douleur, de la moquerie; et elle seroit invulnérable, si elle ne souffroit par la compassion.

Il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue de certaines misères.

On est prompt (*) à connoître ses plus petits avantages, et lent à pénétrer ses défauts on n'ignore point qu'on a de beaux sourcils, les ongles bien faits on sait à peine que l'on est borgne on ne sait point du tout que l'on manque

d'esprit.

Argyre tire son gand pour montrer une belle main, et elle ne néglige pas de découvrir un petit soulier qui suppose qu'elle a le pied petit : elle

(*) Le chevalier de Soissons, fils naturel du comte de Soissons, tué à la bataille de Sédan en 1641, qui étoit borgne.

rit des choses plaisantes ou sérieuses pour faire voir de belles dents : si elle montre son oreille, c'est qu'elle l'a bien faite, et si elle ne danse jamais, c'est qu'elle est peu contente de sa taille qu'elle a épaisse. Elle entend tous ses intérêts, à l'exception d'un seul; elle parle toujours, et n'a point d'esprit.

Les hommes comptent presque pour rien toutes les vertus du cœur, et idolâtrent les talens du corps et de l'esprit: celui qui dit froidement de soi, et sans croire blesser la modestie, qu'il est bon, qu'il est constant, fidèle, sincère, équitable, reconnoissant, n'ose dire qu'il est vif, qu'il a les dents belles, et la peau douce: cela est trop fort.

Il est vrai qu'il y a deux vertus que les hommes. admirent, la bravoure et la libéralité, parce qu'il y a deux choses qu'ils estiment beaucoup, et que ces vertus font négliger, la vie et l'argent aussi : personne n'avance de soi qu'il est brave ou libéral,

Personne ne dit de soi, et sur-tout sans fondement, qu'il est beau, qu'il est généreux, qu'il est sublime on a mis ces qualités à un trop haut prix on se contente de le penser.

Quelque rapport qu'il paroisse de la jalousie à l'émulation, il y a entre elles le même éloignement que celui qui se trouve entre le vice et la vertu.

La jalousie et l'émulation s'exercent sur le même objet, qui est le bien ou le mérite des autres,

avec cette différence, que celle-ci est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l'ame féconde, qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent au-dessus de ce qu'elle admire; et que celle-là au contraire est un mouvement violent et comme un aveu contraint du mérite qui est hors d'elle, qu'elle va même jusques à nier la vertu dans les sujets où elle existe, ou qui forcée de la reconnoître, lui refuse les éloges ou lui envie les récompenses; une passion stérile qui laisse l'homme dans l'état où elle le trouve, qui le remplit de lui-même, de l'idée de sa réputation, qui le rend froid et sec sur les actions ou sur les ouvrages d'autrui, qui fait qu'il s'étonne de voir dans le monde d'autres talens que les siens, ou d'autres hommes avec les mêmes talens dont il se pique: vice honteux, et qui par son excès rentre toujours dans la vanité et dans la présomption; et ne persuade pas tant à celui qui en est blessé, qu'il a plus d'esprit et de mérite que les autres, qu'il lui fait croire qu'il a lui seul de l'esprit et du mérite.

L'émulation et la jalousie ne se rencontrent guère que dans les personnes de même art, de mêmes talens, et de même condition. Les plus vils artisans sont les plus sujets à la jalousie. Ceux qui font profession des arts libéraux ou des belleslettres, les peintres, les musiciens, les orateurs,

les poëtes, tous ceux qui se mêlent d'écrire ne devroient être capables que d'émulation.

Toute jalousie n'est point exempte de quelque sorte d'envie, et souvent même ces deux passions se confondent. L'envie au contraire est quelquefois séparée de la jalousie, comme est celle qu'excitent dans notre ame les conditions fort élevées au-dessus de la nôtre, les grandes fortunes, la faveur, le ministère.

L'envie et la haine s'unissent toujours, et se fortifient l'une l'autre dans un même sujet; et elles ne sont reconnoissables entre elles, qu'en ce que l'une s'attache à la personne, l'autre à l'état et à la condition.

Un homme d'esprit n'est point jaloux d'un ouvrier qui a travaillé une bonne épée, ou d'un statuaire qui vient d'achever une belle figure. Il sait qu'il y a dans ces arts des règles et une méthode qu'on ne devine point, qu'il y a des outils à manier dont il ne connoît ni l'usage, ni le nom, ni la figure; et il lui suffit de penser qu'il n'a point fait l'apprentissage d'un certain métier, pour se consoler de n'y être point maître. Il peut au contraire être susceptible d'envie et même de jalousie contre un ministre et contre ceux qui gouvernent, comme si la raison et le bon sens qui lui sont communs avec eux, étoient les seuls instrumens qui servent à régir un état et à présider

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