Page images
PDF
EPUB

sans songer pourtant à les regarder comme des portraits exacts de telle ou telle personne.

V. Il est aisé de conclure de ce que nous venons de dire, que Vigneul - Marville n'a pas non plus grande raison de condamner les portraits de la Bruyère, parce qu'ils sont trop chargés. Car ou il entend par là qu'ils n'ont aucune vraisemblance et qu'ils supposent des choses incompatibles dans un même sujet; ce qu'on ne croira jamais sur sa parole, tant qu'on pourra s'assurer du contraire par ses propres yeux: ou bien il suppose ces peintures trop chargées, parce qu'elles ne conviennent à personne en particulier. Mais au lieu de conclure que ces portraits sont trop chargés," parce qu'ils ne conviennent à personne en particulier, il devoit conclure que, puisqu'ils sont si chargés, ils n'ont pas été faits pour représenter telle ou telle personne, à l'exclusion de toute autre; et que c'est pour empêcher qu'on ne les regardât comme des copies de certaines personnes particulières que l'au teur les a chargés de quantité de traits qui ne sauroient guère se trouver réunis dans un seul sujet. C'est ce que Vigneul-Marville auroit pu apprendre de la préface que la Bruyère a misé au-devant de son discours à l'Académie Françoise; et si cette préface lui déplaît, il auroit dû le voir dans le remercîment que l'abbé Fleuri fit à MM. de l'Académie, en succédant à la Bruyère: car venant à Tome II, Y

parler des Caractères de ce siècle, il remarque expressément, qu'on trouve dans cet ouvrage des peintures quelquefois chargées pour ne les pas faire trop ressemblantes. Voilà l'énigme qui embarrassoit si fort Vigneul-Marville, bien nettement expliquée.

VI. Mais, replique notre censeur (1), il n'est pas vrai que la Bruyère n'ait personne en vue, et quoiqu'il ait nié le fait avec détestation, il ne peut, en homme d'honneur, désavouer le portrait qu'il a fait de Santeuil, sous le nom de Théodas. Pourquoi ne le désavoueroit-il pas, s'il est assez mal-honnête pour nier avec détestation ce qu'il sait être très-véritable? Mais Vigneul-Marville nous donne là une affreuse idée de la Bruyère, sans aucune apparence de raison: et s'il est lui-même homme d'honneur, il doit une réparation publique à la mémoire d'un honnête homme, qu'il représente au public comme le plus infame de tous les hommes. Car si, selon la judicieuse remarque de la Bruyère (2), celui qui dit incessamment qu'il a de l'honneur et de la probité, qu'il ne nuit à personne, qu'il consent que le mal qu'il fait aux autres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l'homme de bien; que dirons-nous de celui qui nie avec des sermens horribles d'avoir fait une chose dont il est aisé de

(1) Mélanges, page 341.

(2) Chap. V, de la sociét!.

le convaincre, et qu'il ne peut s'empêcher d'avouer, je ne dirai pas s'il est homme d'honneur; car il ne sauroit l'être, après avoir abusé d'une manière si lâche de ce qu'il y a au monde de plus sacré. Or tel est la Bruyère lui-même, si nous en croyons Vigneul-Marville. Mais jamais calomnie ne fut plus palpable et plus atroce que celle de ce téméraire censeur. Je pourrois m'emporter ici; je le sens bien mais je veux me retenir pour ne pas faire tort à l'innocence, en la défendant avec trop d'ardeur. Voici le fait. Quelque temps après que le livre de la Bruyère fut public, on voulut deviner les originaux des caractères qu'il avoit insérés dans cet ouvrage. Là-dessus certaines gens firent des listes de toutes les personnes qu'ils se figuroient, que la Bruyère avoit voulu représenter dans tel ou tel endroit de son livre. Ces prétendues clefs, presque toutes différentes entre elles (ce qui suffisoit pour en faire voir la fausseté) coururent la ville; de sorte que la Bruyère se crut enfin obligé de les désavouer. C'est ce qu'il fit dans la préface qu'il mit au-devant de son remercîment à l'Académie Françoise, et qu'il inséra dans son livre des Caractères de ce siècle. Je ne rapporterai pas tout ce qu'il dit sur cela. Je me contenterai de citer l'endroit que Vigneul - Marville a eu apparemment devant les yeux, lorsqu'il dit que la Bruyère «<a nié avec » détestation d'avoir eu qui que ce soit en vue

"

» dans son livre. Puisque j'ai eu la foiblesse, dit » la Bruyère, de publier ces Caractères, quelle » digue éleverai-je contre ce déluge d'explications » qui inonde la ville, et qui bientôt va gagner » la cour? Dirai-je sérieusement, et protesterai-je » avec d'horribles sermens que je ne suis ni auteur »ni complice de ces clefs qui courent; que je n'en » ai donné aucune; que mes plus familiers amis » savent que je les leur ai toutes refusées; que » les personnes les plus accréditées de la cour ont » désespéré d'avoir mon secret? N'est-ce pas la » même chose que si je me tourmentois beau» coup à soutenir que je ne suis pas un mal» honnête homme, un homme sans pudeur, sans » mœurs, sans conscience, tel enfin que les Ga»zetiers dont je viens de parler ont voulu me » représenter dans leur libelle diffamatoire » ? Où trouvera-t-on dans ces paroles, que la Bruyère ait nié avec détestation d'avoir eu personne en vue dans ces Caractères? N'y voit-on pas plutôt le contraire avec la dernière évidence? Car si la Bruyère a refusé à ses meilleurs amis la clef de son ouvrage, si les personnes les plus accréditées de la cour ont désespéré d'avoir son secret, n'est-il pas. visible que la Bruyère a eu quelquefois dessein de représenter dans son livre certaines personnes particulières? Et en effet, il le déclare, nettement luimême dans un autre endroit de cette préface

Tai peint, à la vérité, d'après nature, dit-il, mais je n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-là dans mon livre des mœurs. S'il n'y a pas toujours songé, il y a donc songé quelquefois. La conséquence est incontestable.

VII. Il est donc vrai que dans le livre de la Bruyère il y a quelques caractères personnels : qu'on me permette d'appeller ainsi, pour abréger, ces sortes de portraits où la Bruyère a si bien désigné certaines personnes par des traits qui leur conviennent uniquement, qu'on a droit de dire, c'est un tel, ou une telle. Voyons maintenant ce que VigneulMarville y trouve à reprendre. A son avis, « ils ne » sont pas entiérement d'après nature, l'auteur y » ayant mêlé ses propres imaginations. Mais, » ajoute-t-il, c'est en cela qu'il a grand tort; car » comme il n'y a point d'homme qui n'ait deux » côtés, l'un bon et l'autre mauvais, il auroit moins » offensé les gens de les faire voir tout entiers de » ces deux côtés, que de ne prendre que le mauvais, » et le charger encore d'un ridicule extraordinaire » de vices empruntés ». Nous venons de voir comment des portraits peuvent n'être pas chimériques, quoiqu'ils ne représentent pas une certaine personne en particulier, à l'exclusion de toute autre. Pour ceux qui sont véritablement personnels, dont il s'agit présentement, Vigneul-Marville ne devoit pas se contenter de dire que la Bruyère les défigure

« PreviousContinue »