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une telle méprise. C'est à lui à nous apprendre ce qui en est. Mais en attendant, je crains bien qu'il ne se trouve des gens assez soupçonneux pour se figurer qu'il n'avoit rien de meilleur à dire et qu'il a bien fait voir par son exemple, que si la Bruyère ne dessine pas toujours correctement il a pourtant assez bien peint ces censeurs décisifs qui se croient dispensés de rendre raison de ce qu'ils avancent. Voici le portrait je ne sais s'il est en détrempe ou à l'huile, comme parle Vigneul-Marville; je l'en fais juge lui-même. «Dire d'une chose modeste»ment, ou qu'elle est bonne, ou qu'elle est mau»vaise, et les raisons pourquoi elle est telle, » demande du bon sens et de l'expression; c'est » une affaire. Il est plus court de prononcer d'un » ton décisif et qui emporte la preuve de ce qu'on » avance, ou qu'elle est exécrable, ou qu'elle est » miraculeuse ».

Je remarquerai à ce propos (s'il m'est permis de perdre de vue pour un moment le censeur de la Bruyère), que , que rien n'est plus sage que le conseil qu'un savant Romain donnoit aux orateurs de son temps (*), de chercher des choses dignes d'être écoutées par des personnes savantes et raisonnables, avant que

(*) Volo priùs habeat orator rem de quâ dicat, dignam auribus eruditis, quàm cogitet quibus verbis quidque dicat aut quomodo. Tull. Cic. ad Marcum Brutum orator. cap. 34.

de

penser en quels termes et comment ils les exposeroient Il est visible que les écrivains sont encore plus obligés de suivre ce conseil que ceux qui parlent en public: car au lieu que ceux-ci peuvent imposer par un extérieur agréable, par les charmes de la voix, par la beauté du geste, et par une prononciation vive et animée qui ravit et enchante l'esprit (*), en lui présentant sans cesse de nouvelles pensées, qui, le tenant toujours en suspens, l'amusent tour-à-tour, sans qu'il ait le temps de les examiner fort exactement; l'écrivain au contraire ne peut espérer d'attacher son lecteur qu'en lui proposant sur le sujet qu'il a entrepris de traiter des pensées nobles, solides, exactes, profondes et qui tendent à un même but. Ce ne sont pas des sons qui se perdent en l'air et qui s'oublient en peu de temps; ce sont des mots qui restent toujours devant les yeux, qu'on compare, qu'on examine de sang-froid, et dont on peut voir aisément la liaison ou l'inconsistance. Mais comme parmi nos orateurs populaires, vulgairement nommés prédicateurs, il y en auroit de bien embarrassés s'ils ne pouvoient monter en chaire qu'après avoir médité des choses capables d'occuper des personnes éclairées et intelligentes, la plupart accoutumés à

(*) Fertur quasi torrens oratio, et multa cujusquemodi rapit. Cic.

nous débiter au hasard et sans préparation tout ce qui leur vient à la bouche (1) sur les sujets qu'ils ont entrepris de traiter; il y auroit aussi bien des faiseurs de livres réduits au silence, s'ils s'imposoient la nécessité de ne prendre la plume qu'après avoir trouvé sur les sujets qu'ils ont en main, des pensées qui pussent plaire à des gens de bon sens. Et où les trouveroient-ils ces pensées raisonnables, puisqu'ils se hasardent fort souvent à faire des livres sur des matières qu'ils n'entendent pas eux-mêmes (2)? « Tel, tout d'un coup et sans y » avoir pensé la veille, prend du papier, une » plume, dit en soi-même : je vais faire un livre, » sans autre talent pour le besoin qu'il écrire que »a de cinquante pistoles..... Il veut écrire et faire imprimer et parce qu'on n'envoie pas à l'im»primeur un cahier blanc, il le barbouille de ce » qui lui plaît: il écriroit volontiers que la Seine » coule à Paris, qu'il y a sept jours dans la semaine, » ou que le temps est à la pluie ». Il y en a même qui se louent, pour ainsi dire, à des libraires,

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(1) A voir le désordre qui règne dans les discours qu'ils font au peuple, on peut assurer qu'avant que de monter en chaire, ils ne savent ce qu'ils diront, et qu'après avoir çessé de parler, ils ont des idées si confuses de ce qu'ils ont dit, qu'il leur seroit impossible de le répéter.

(2) Paroles de la Bruyère, dans ses Caractères, ch. XV, de la chaire.

pour travailler à la journée sur toutes sortes de sujets, tant en vers qu'en prose: et souvent c'est le libraire lui-même qui leur fournit des titres, auxquels ils se chargent d'attacher au plutôt un certain nombre de paroles qui, venant à remplir plusieurs pages, font enfin ce qu'on peut appeller un livre. Voilà d'où nous vient à Paris ce grand nombre d'ouvrages nouveaux où l'on ne voit que désordre et confusion depuis le commencement jusques à la fin, que pensées vagues et indéterminées, que réflexions triviales, que faux raisonnemens, que décisions destituées de preuve, que faits incertains, mal exprimés, et chargés de circonstances ridicules, &c. Mais, à ce que j'entends dire, ce n'est pas seulement en France que les libraires ont des auteurs à leurs gages, ceux d'Angleterre (*) et de Hollande en ont aussi bon nombre qui ne sont pas moins féconds en bagatelles littéraires. Preuve trop assurée de la décadence des Belles-Lettres en Europe! Car enfin ces méchans livres gâtent le goût du public, et l'accoutument aux choses fades et insipides, comme le remarque très-bien la Bruyère dans la suite du passage que je viens de citer.

Mais revenons à Vigneul-Marville. Il a tort de

(*) La prostitution est allée si loin à cet égard, que les libraires m'ont assuré qu'en Angleterre il s'est trouvé des écrivains qui, pour de l'argent, ont permis qu'on mît leur nom à des livres qu'ils n'avoient pas composés.

censurer les portraits de la Bruyère sans donner aucune raison de tout le mal qu'il en dit; mais cela n'empêche pas que tout ce qu'il en dit, ne puisse être véritable. Voyons donc ce qui en est. Tout ce qu'il trouve à reprendre dans ses portraits se réduit à ceci, qu'ils sont trop chargés, et si peu naturels, que la plupart ne conviennent à personne.

IV. La plupart de ces portraits ne conviennent à personne, cela est vrai, si Vigneul-Marville entend par-là que la plupart ne conviennent pas à certaines personnes particulières, ensorte qu'ils ne puissent convenir à aucune autre. Mais on ne peut les comdamner par cette raison, puisqu'ils n'ont pas été faits pour représenter certaines personnes particulières, à l'exclusion de toute autre. C'est ce que la Bruyère nous apprend lui-même: «J'ai » peint à la vérité d'après nature, nous dit-il dans » la préface qu'il a mise devant son discours à l'Aca» démie Françoise; mais je n'ai pas toujours songé » à peindre celui-ci ou celle-là dans mon livre des » mœurs; je ne me suis point loué au public pour » faire des portraits qui ne fussent que vrais et » ressemblans, de peur que quelquefois ils ne fussent » pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés: » me rendant plus difficile, je suis allé plus loin, » j'ai pris un trait d'un côté et un trait d'un autre; » et de ces mêmes traits qui pouvoient convenir » à une même personne, j'en ai fait des peintures

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