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puisqu'il est bâti sur le même fondement. Il n'est point de philosophe (*), dit-il, plus humble en apparence, ni plus fier en effet que la Bruyère. Il monte sur ses grands chevaux ; et à mesure qu'il s'élève, il parle avec plus de hardiesse et de confiance. « L'on peut, dit-il, » refuser à mes écrits leur récompense; on ne »sauroit en diminuer la réputation et si on le » fait, qui m'empêchera de le mépriser »? De la manière que Vigneul-Marville cite ces paroles, on ne peut que les appliquer à la Bruyère. Mais encore un coup, qui a révélé à ce censeur pénétrant que la Bruyère a voulu parler de lui-même, et non de tout philosophe qui, attaquant les vices des hommes pour les obliger à s'en corriger, est en droit de mépriser ceux qui s'attachent à décrier ses ouvrages? On n'a qu'à lire tout le passage pour voir qu'il faut l'entendre dans ce dernier sens. H est un peu trop long pour le transcrire ici. Vous le trouverez au chap. XII, intitulé, des Jugemens, t. 2, p. 70. Mais si notre censeur veut, à quelque prix que ce soit, qu'on applique ces paroles à la Bruyère lui-même, je ne vois pas qu'elles contiennent rien de fort déraisonnable, si l'on les prend dans leur vrai sens. Il est visible qu'il faut entendre ici par ces personnes qui prétendent diminuer la réputation d'un ouvrage, des envieux qui n'y sont portés que par pure malignité, comme il paroît par les mé

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chantes raisons qu'ils emploient pour en venir à bout. Or, quel meilleur parti peut-on prendre en ce cas-là, que de mépriser leurs vaines insultes? Et par conséquent, si la Bruyère a jamais été exposé à la haine de ces sortes de personnes, pourquoi n'auroit-il pu leur dire : « Vous ne »sauriez diminuer la réputation de mes écrits par » vos méchantes plaisanteries, et par les fausses et » malignes applications que vous faites de mes pa>>roles. Mais si vous imposiez pour quelque temps » au public par vos calomnies et par vos réflexions » odieuses et mal fondées, qui m'empêchera de vous mé» priser ? Vous voudriez peut-être que je m'amusasse » à vous répondre. Mais je n'ai garde de le faire. >> Ce seroit donner du poids à vos raisonnemens » frivoles. J'aime mieux les regarder avec mépris, » comme ils le méritent ». Si c'étoit là ce que la Bruyère a voulu dire, quel droit auroit-on de l'en censurer? N'est-il pas vrai qu'en bien des rencontres, c'est une fierté louable de mépriser les vaines morsures de l'envie ? C'est ainsi qu'en a usé Boileau. Mais qui le blâme d'avoir mieux aimé enrichir le public de nouveaux ouvrages que de s'amuser à réfuter toutes ces impertinentes critiques qu'on fit d'abord des premières poésies qu'il mit au jour ? Et qui ne voudroit à présent que le fameux Arnaud se fût occupé à autre chose qu'à repousser les attaques de ses adver

saires, à quoi il a employé la meilleure partie de sa vie?

Enfin, pour me rapprocher de Vigneul-Marville, il est tout visible que si la Bruyère eût vu le portrait odieux que ce dangereux censeur a fait de sa personne sans aucune apparence de raison, il auroit fort bien pu se contenter de dire pour toute réponse (*): Ceux qui, sans nous connoître assez, pensent mal de nous, ne nous font pas de tort. Ce n'est pas nous qu'ils attaquent, c'est le fantôme de leur imagination. Car, comme je viens de le montrer, rien n'est copié d'après nature dans ce prétendu tableau : tout y est; je ne dis pas croqué et strapasonné, comme parle Vigneul-Marville, mais plutôt peint au hazard, et sans aucun rapport à l'original que le peintre a voulu représenter.

Mais en voilà assez sur la personne de la Bruyère : voyons maintenant ce que notre critique trouve à redire dans ses écrits.

(*) Paroles de la Bruyère, chap. XII, intitulé: des jugemens, tome 2, page 88.

. SECONDE

SECONDE PARTIE.

Du Livre de la Bruyère, intitulé: Caractères ou Mœurs de ce siècle.

I. SI décider étoit prouver, jamais livre n'auroit été mieux critiqué que celui de la Bruyère l'a été dans les mélanges d'histoire et de littérature, recueillis par Vigneul-Marville. Mais comme tout homme qui s'érige en critique, devient partie de celui qu'il entreprend de censurer, son témoignage n'est compté pour rien devant le tribunal du public. Après avoir déclaré que cet auteur lui déplaît, il n'est plus nécessaire qu'il nous dise en différens endroits et en diverses manières qu'il condamne ses pensées, son style, ou ses expressions. On le sait déjà. Tout ce qu'on attend de lui, c'est qu'il fasse voir nettement et par bonnes raisons, que tel ou tel endroit du livre qu'il prétend critiquer, est comdamnable.

Je sais bien que plusieurs savans se sont fait une habitude de nous étaler assez souvent leurs opinions particulières, sans en donner aucune preuve. Tels ont été dans le siècle précédent quelques célèbres commentateurs qu'on nomme critiques. Mais ce n'est pas par-là qu'ils se sont fait estimer. C'est au contraire un défaut dont ils ont été blâmés Tome II.

par tout ce qu'il y a de gens raisonnables dans la république des lettres. Il est vrai qu'encore aujourd'hui plusieurs savans de cet ordre, qui écrivent (1) en latin et en françois, sont assez portés à excuser cette méthode, parce qu'ils sont bien aises de l'imiter: mais les gens de bon sens ne sauroient s'en accommoder.

L'esprit se révolte naturellement contre des décisions vagues qui ne l'instruisent de rien. Que m'importe de savoir qu'un ouvrage vous déplaît, si j'ignore les raisons pour lesquelles vous le condamnez? Par exemple, j'ai lu le Voyage du monde de Descartes, composé par le P. Daniel; et j'ai été charmé de la naïveté de son style, de la pureté de ses expressions, et sur-tout de la solidité de ses raisonnemens. Quelque temps après, VigneulMarville trouve à propos d'imprimer (2) que l'auteur de ce livre est un fade railleur. Faudra-t-il qu'après avoir vu cette décision, faite en l'air, je renonce à mon jugement pour embrasser le sentiment de Vigneul-Marville? Je ne crois pas qu'il osât luimême l'exiger. Mais il n'a prétendu instruire personne par cette critique, jettée au hasard, sans

(1) Témoin ces éditeurs d'Horace, qui depuis ont fait imprimer le texte de ce fameux poëte avec des corrections, des transpositions, et des changemens dont ils ne donnent pour garant que leur goût et leur autorité particulière. (2) Mélanges d'histoire, &c. pag. 152.

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