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fait la Bruyère est solide ou uniquement fondé sur la bizarrerie de son goût.

Au reste, je ne sais pas si Vigneul-Marville est du sentiment, de ce marquis,

Qui rit du mauvais goût de tant d'hommes divers,
Et va voir l'opéra feulement pour les vers.

BOILEAU, Epit. ix, v. 79.

Mais il paroît que dans ces vers de Boileau, l'on ne donne ce sentiment à ce marquis bel-esprit que pour faire voir l'extravagance et la singularité de son goût. D'où nous pouvons conclure que, selon Boileau, ce n'est pas une fort bonne preuve de misanthropie de ne pas admirer l'opéra; mais qu'au contraire aller à l'opéra pour l'admirer, c'est se déclarer contre le goût le plus général, et se rendre ridicule, en s'ingérant de juger de ce qu'on n'entend pas,

Voulant se redresser soi-même, on s'estropie,
Et d'un original on fait une copie.

Ici Vigneul-Marville dira peut-être que l'autorité de Boileau ne prouve rien. J'en tombe d'accord. Mais il doit convenir aussi que la sienne ne prouve pas davantage, et qu'autorité pour autorité, bien des gens pourront suivre, dans un point comme celui-ci, celle d'un fameux poëte, préfé

rablement à celle d'un (1) docteur en droit. A la vérité, si ce docteur eût apporté quelques raisons en faveur de l'opéra, j'aurois eu tort de lui citer ces vers de Boileau; car la raison doit l'emporter toujours sur l'autorité et comme tout amateur de la vérité doit se faire une loi d'embrasser ce qu'il croit fondé en raison, quoiqu'il soit contraire au sentiment des plus grands hommes, il ne doit pas trouver mauvais que les autres fassent la même chose.

Mais je vais citer à Vigneul - Marville une autorité qu'il n'osera récuser, si je ne me trompe, et qui de plus se trouve munie de fort bonnes raisons. C'est celle de S. Evremond, qui ne fait pas grand cas de l'opéra, et cela à peu près sur les mêmes fondemens que la Bruyère. Comme il s'exprime bien plus fortement, c'est à VigneulMarville à voir si S. Evremond, qu'il reconnoît pour un écrivain célèbre (2), qui a donné à ses expressions toute la force qu'elles pouvoient souffrir en

(1) Je ne donne ce titre à Vigneul - Marville que par allusion à ce qu'il nous dit lui-même dans son livre, page 42, qu'il a appris ledroit civil d'Antonio Delcamp. Du reste, sans examiner ici quelle est sa véritable profession, il est certain du moins qu'il n'est pas si bon poète que Boileau: ce qui suffit pour autoriser le raisonnement que je fais en cet endroit.

(2) Mêlanges d'Histoire et de Littérature, p. 335, &c.

gardant la raison, ne s'est point écarté de la raison dans cet endroit. S'il croit que S. Evremond n'a pas assez ménagé l'opéra, le voilà obligé de mettre aussi S. Evremond au rang des misanthropes qui sont si fort à la mode. Et s'il ne veut pas lui faire cet affront pour si peu de chose, qu'il cherche d'autres preuves de la misanthropie de la Bruyère, ou qu'il avoue ingénument qu'il s'est un peu trop hâté de le taxer de ce défaut. Mais voyons s'il est vrai que S. Evremond s'exprime avec tant de hauteur contre les opéras, qu'il mérite d'être mis au rang des misanthropes de ce siècle, aussi - bien que la Bruyère. « Il y a long-temps, dit d'abord S. Evre» mond (*) au duc de Buckingham à qui il adresse » son discours; il y a long-temps, milord, que » j'avois envie de vous dire mon sentiment sur » les opéras; je la contente donc aujourd'hui, » milord, dans le discours que je vous envoie. » Je commencerai par une grande franchise, en » vous disant que je n'admire pas fort les comédies » en musique, telles que nous les voyons présen»tement. J'avoue que leur magnificence me plaît » assez; que les machines ont quelque chose de » surprenant ; que la musique en quelques endroits » est touchante ; que le tout ensemble paroît mer» veilleux; mais il faut aussi m'avouer que ces

(*) Œuvres mêlées de S. Evremond, tom. 3, p. 282, &C. idit. d'Amst. 1726

» merveilles deviennent bientôt ennuyeuses: car » où l'esprit a si peu à faire, c'est une nécessité » que les sens viennent à languir. Après le premier > plaisir que nous donne la surprise, les yeux » s'occupent, et se lassent ensuite d'un continuel > attachement aux objets. Au commencement des » concerts, la justesse des accords est remarquée; » il n'échappe rien de toutes les diversités qui » s'unissent pour former la douceur de l'harmonie: quelque temps après, les instrumens nous étour» dissent; la musique n'est plus aux oreilles qu'un » bruit confus qui ne laisse rien distinguer. Mais » qui peut résister à l'ennui du récitatif dans une » modulation qui n'a ni le charme du chant, ni la » force agréable de la parole? L'ame fatiguée d'une » longue attention où elle ne trouve rien à sentir, » cherche en elle-même quelque secret mouvement qui la touche l'esprit, qui s'est prêté vainement >> aux impressions du dehors, se laisse aller à la » rêverie, ou se déplaît dans son inutilité: enfin, » la lassitude est si grande, qu'on ne songe qu'à » sortir; et le seul plaisir qui reste à des specta»teurs languissans, c'est l'espérance de voir finir >> bientôt le spectacle qu'on leur donne, La langueur » ordinaire où je tombe aux opéras, vient de ce » que je n'en ai jamais vu qui ne m'aient paru » méprisables dans la disposition du sujet et dans » les vers. Or, c'est vainement que l'oreille est

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» flattée et que les yeux sont charmés, si l'esprit ne » se trouve pas satisfait: mon ame, d'intelligence » avec mon esprit plus qu'avec mes sens, forme une » résistance aux impressions qu'elle peut recevoir, >> ou pour le moins elle manque d'y prêter un » consentement agréable, sans lequel les objets les

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plus voluptueux même ne sauroient me donner » un grand plaisir. Une sottise chargée du musique, » de danses, de machines, de décorations, est une » sottise magnifique, mais toujours une sottise: » c'est un vilain fond sous de beaux dehors, où » je pénètre avec beaucoup de désagrément Qu'auroit dit Vigneul-Marville, si la Bruyère se fit exprimé si durement?« Une sottise chargée de » musique, de danses, de machines, de décora>>tions est une sottise magnifique, mais toujours » sottise. Parler ainsi de l'opéra, d'un spectacle » royal, où l'on fait tant de dépenses, où l'on met » tant de choses en œuvre » !

Quis cœlum terris non misceat, et mare cœlo?

JUVENAL, sat. II.

Quelle hardiesse! quelle témérité! quelle insolence! c'est le moins qu'il auroit pu dire, puisqu'il le traite de misanthrope pour avoir osé avancer qu'il ne sait comment l'opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à l'ennuyer.

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