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dans le livre de la Bruyère, puisqu'il l'a pris tout-àfait à contre-sens, comme je crois l'avoir démontré. Voyons s'il aura été plus heureux dans la suite.

III. Ce n'est pas assez pour la Bruyère, continue du caractère de gentilhomme à louer

notre censeur

il lui faut encore celui de misanthrope, qui est bien à la mode. Il se dépeint tel, lorsque parlant de l'opéra, il dit par enthousiasme (1): « Je ne sais » comment l'opéra, avec une musique si parfaite et » une dépense toute royale, a pu réussir à m'en>> nuyer ».

Regardez un peu, s'écrie sur cela Vigneul-Marville, combien il faut faire de dépense, et mettre de choses en œuvre pour avoir l'avantage, je ne dis pas de divertir (car l'entreprise ne seroit pas humaine), mais d'ennuyer la Bruyère. Ne seroit-ce point pour faire bailler ce galant homme et l'endormir, que le Roi auroit dépensé des millions et des millions à bâtir Versailles et Marly?

Voilà une belle exclamation, mais qui ne nous instruit de rien. Les invectives, les railleries ne sont pas des raisons. On l'a déjà dit à l'un des plus fameux déclamateurs (2) de ce siècle: quand

(1) Caractères de ce siècle, chap. I, intitulé: des ou vrages de l'esprit.

(2) Jurieu, prédicateur et professeur en Théologie à Rotterdam.

on veut critiquer un auteur avec succès, il faut se munir de bonnes raisons, et les exprimer nettement, afin que ceux qui les verront, en puissent être frappés. Pour les figures de rhétorique, elles peuvent éblouir l'esprit, mais elles ne sauroient le persuader. C'est un feu de paille qui s'évanouit en fort peu de temps. On devroit, ce semble prendre un peu plus garde à cela qu'on ne fait ordinairement. Et les écrivains ne sont pas les seuls à qui s'adresse cet avis. Ceux qui se chargent d'instruire les autres par des discours publics, en ont pour le moins autant de besoin: car rien n'est plus ordinaire que d'entendre ces messieurs s'évaporer en vaines déclamations, sans songer à établir sur de bonnes raisons ce qu'ils ont entrepris de prouver. Si donc Vigneul - Marville croit que la Bruyère a eu tort de s'ennuyer à l'opéra, il devoit faire voir par de bonnes preuves, que rien n'est plus amusant que l'opéra, que rien n'est plus propre à divertir un homme raisonnable que cette espèce de poëme dramatique, et qu'on ne peut en être dégoûté sans avoir l'esprit mal fait. Après avoir montré cela d'une manière convaincante, il pouvoit se réjouir aux dépens de la Bruyère. Alors tout est bon, ironies, comparaisons, similitudes, exclamations, apostrophes, et tous ces autres tours brillans qu'on nomme figures de rhétorique. C'est le triomphe après la victoire; et bien loin d'être

choqué de voir alors le victorieux s'applaudir à lui-même, on se fait quelquefois un plaisir de relever son triomphe par de nouvelles acclamations. Les plus délicats qui n'aiment pas trop cette fanfare, l'excusent tout au moins, et l'écoutent sans se fâcher. Mais avant cela, rien ne leur parok plus ridicule. Ils en sont autant choqués, cue d'entendre un soldat qui chanteroit le triomphe avant que d'avoir vu l'ennemi.

A la vérité, si la Bruyère se contentoit d'avertir le public que l'opéra l'a ennuyé, malgré la beauté des décorations et le charme de la musique, VigneulMarville auroit raison de se jouer un peu de lui, quand bien l'opéra lui paroîtroit un spectacle fort ennuyeux. Mais la Bruyère étoit trop raisonnable pour tomber dans ce défaut. Il écrivoit pour instruire les hommes, et non pour les amuser du récit de choses aussi frivoles que le seroit l'histoire de ce qui lui plaît, ou ne lui plaît pas dans ce monde. Il s'étonne (*) de ce que l'opéra, avec une musique si parfaite, et une dépense toute royale a pu l'ennuyer. Mais il nous donne aussi-tôt après, de bonnes raisons de cet ennui : c'est, dit-il, qu'il y a des endroits dans l'opéra qui laissent en desirer d'autres. Il échappe quelquefois de souhaiter la fin de

(*) Dans les caractères de ce siècle, chapitre I

tout le spectacle: c'est faute de théatre, d'action, et de choses qui intéressent.

Si, dis-je, la Bruyère se fût contenté de nous apprendre que l'opéra a enfin réussi à l'ennuyer, on auroit eu droit de l'en critiquer: mais ce ne seroit pas par la raison qu'il faut être bien délicat pour ne pas trouver beau un spectacle où le Prince a fait tant de dépenses. Vigneul - Marville fait entrer mal-à-propos le Roi dans ce démêlé. Ce n'est pas le Roi qui a fait l'opéra, et par conséquent on peut s'ennuyer à l'opéra, sans choquer l'autorité royale. Raisonner ainsi, c'est être un peu de l'humeur de Cotin, qui veut faire passer pour crime d'Etat le mépris qu'on fait de ses

vers:

Qui méprise Cotin, n'estime point son Roi,
Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
BOILEAU, sat. IX, v. 305.

Encore ce poète étoit-il plus excusable que VigneulMarville, qui n'est pas intéressé personnellement au mépris qu'on peut faire des opéras : car je ne crois pas qu'il se soit jamais mêlé d'en publier de sa façon.

« Mais, dit Vigneul-Marville, il faut faire tant » de dépenses, il faut mettre tant de choses en » œuvre pour la représentation de ce spectacle. » Sera-t-il permis après cela de s'y ennuyer, sans

» mériter d'être traité de misanthrope »? Pourquoi non, si c'est effectivement un spectacle propre de sa nature à produire cet effet? Que la musique soit la plus charmante et la plus parfaite du monde; que les oreilles soient agréablement flattées par ses doux accords; que les yeux soient charmés de la beauté des décorations et enchantés par le jeu surprenant des machines : tout cela n'empêche pas que l'opéra ne puisse ennuyer, si le sujet en est mal conduit, s'il n'a rien qui touche et intéresse l'esprit, et que les vers en soient durs et languissans. En ce cas-là mépriser l'opéra, c'est une marque de bon goût, et non l'effet d'une résolution bizarre de mépriser ce que tout le monde admire. Et au contraire, estimer l'opéra avec tous ces dé fauts, parce qu'il est accompagné d'une belle musique et de décorations magnifiques, c'est admirer une happelourde, parce qu'elle est mêlée avec de véritables diamans; c'est prendre un âne pour un beau cheval d'Espagne, parce qu'il a une housse toute couverte d'or et de pierreries. Mais un âne a beau être superbement enharnaché, ce n'est tou jours qu'un âne. De même, si l'opéra est un poëme languissant et insipide, il le sera toujours, malgré la musique, les machines et les décorations dont il est accompagné. Et par conséquent, il faut l'examiner en lui-même, et indépendamment de toutes ces additions, pour savoir si le jugement qu'en

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