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prospèrent, eût une durée, et que ce que nous appellons prospérité et fortune, ne fût pas une apparence fausse et une ombre vaine qui s'évanouit; que cette terre, cet atome, où il paroît que la vertu et le crime rencontrent si rarement ce qui leur est dû, fût le seul endroit de la scène où se doivent passer la punition et les récompenses.

De ce que je pense, je n'infère pas plus clairement que je suis esprit, que je conclus de ce que je fais, ou ne fais point, selon qu'il me plaît, que je suis libre: or liberté, c'est choix, autrement une détermination volontaire au bien ou au mal, et ainsi une action bonne ou mauvaise, et ce qu'on appelle vertu ou crime. Que le crime absolument soit impuni, il est vrai, c'est injustice; qu'il le soit sur la terre, c'est un mystère: supposons pourtant, avec l'athée, que c'est injustice: toute injustice est une négation, ou une privation: de justice; donc toute injustice suppose justice: toute justice est une conformité à une souveraine raison: je demande, en effet, quand il n'a pas été raisonnable que le crime soit puni, à moins qu'on ne dise que c'est quand le triangle avoit moins de trois angles or toute conformité à la raison est une vérité; cette conformité, comme il vient d'être dit, a toujours été, elle est donc de celles l'on appelle des éternelles vérités : cette vérité d'ailleurs, ou n'est point, et ne peut être, ou elle

que

est l'objet d'une connoissance; elle est donc éternelle cette connoissance, et c'est Dieu.

Les dénouemens qui découvrent les crimes les plus cachés, et où la précaution des coupables, pour dérober aux yeux des hommes, a été plus grande, paroissent si simples et si faciles, qu'il semble qu'il n'y ait que Dieu seul qui puisse en être l'auteur; et les faits d'ailleurs que l'on en rapporte, sont en si grand nombre, que s'il plaît à quelques-uns de les attribuer à de purs hazards, il faut donc qu'ils soutiennent que le hazard de tout temps a passé en coutume.

Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre, sans exception, soient chacun dans l'abondance, et que rien ne leur manque, j'infère de-là que nul homme qui est sur la terre, n'est dans l'abondance, et que tout lui manque. Il n'y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les deux autres se réduisent, l'argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera les terres, et qui fouillera les mines? Ceux qui sont éloignés des mines, ne les fouilleront pas, ni ceux qui habitent des terres incultes et minérales, ne pourront pas en tirer des fruits: on aura recours au commerce, et on le suppose: mais si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d'une région à une autre les lingots,

ou

ou les choses échangées? qui mettra des vaisseaux en mer? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravannes? on manquera alors du né'cessaire, et des choses utiles. S'il n'y a plus de besoins, il n'y a plus d'arts, plus de sciences, plus d'invention, plus de mécanique. D'ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres; rend les loix frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle; attire la violence, les injures, les massacres, l'impunité.

Si vous supposeż, au contraire, que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l'horison, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l'arrosent, et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l'abondance; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s'ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein, et en tirer tous les trésors qu'ils y renferment. Mais si vous établisez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches, et les autres pauvres et indigens, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie: ceux-ci servent, obéissent, Tome II

R

inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent: tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

Mettez l'autorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un côté, la dépendance, les soins et la misère de l'autre; ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes, ou Dieu n'est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions qui entretient l'ordre et la subordination, est l'ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine: une trop grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.

Les extrémités sont vicieuses, et partent de l'homme toute compensation est juste et vient de Dieu.

Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne; et si on les goûte, je m'en étonne de même.

DÉFENSE

DE LA BRUYERE

ET DE SES

CARACTÈRES,

CONTRE LES ACCUSATIONS ET LES OBJECTIONS

DE VIGNEUL-MARVILLE.

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